lundi 2 décembre 2024

Au-delà des frontières













À Toulouse, Le Cratère projette cinq films de la cinéaste belge Chantal Akerman. 

Fascinée par les États-Unis, Chantal Akerman y tourne en 1972 son premier long métrage, le documentaire "Hôtel Monterey". La cinéaste racontait dans les colonnes du quotidien Le Monde: «J'étais très jeune, j'avais 21 ans, et je ne savais pas bien ce que je voulais faire. La littérature m'intéressait à priori davantage que le cinéma, qui n'était pour moi qu'un endroit de divertissement pour aller flirter. Jusqu'au jour où j'ai découvert "Pierrot le Fou", de Jean-Luc Godard, qui m'a fait comprendre que le cinéma, ça pouvait être ça aussi, cette poésie, cette liberté. Le choix des États-Unis, c'était un désir personnel, un rêve de l'Eldorado. C'est là-bas, en rencontrant Babette Mangold qui est devenue mon opératrice, que j'ai découvert le cinéma expérimental. J'ai fait connaissance d'un groupe d'artistes qui comprenait Jonas Mekas, Michael Snow et beaucoup d'autres. J'ai compris qu'on pouvait faire un film sans nécessairement raconter une histoire. J'ai senti que c'était vraiment là que ça se passait. L'Hôtel Monterey était un établissement pour les nécessiteux où j'ai habité lors de mon séjour new-yorkais, et j'ai tourné le film en utilisant ce que j'avais subtilisé, soit le prix d'un billet sur deux, dans un cinéma où j'étais caissière(1)

En 1974, elle réalise et interprète "Je, tu, il, elle", soit quatre moments de la vie d'une jeune femme sous la forme d’un monologue intérieur filmé sur un mode de temps très lent.
Chantal Akerman précisait dans Le Monde: «"Je, tu, il, elle" s'est tourné grâce à un lot de pellicules usagées que j'ai piquées dans un laboratoire parisien. La première vraie incursion dans le circuit classique, c'est "Jeanne Dielman", qui a été aidé par le ministère de la culture en Belgique. Puis "News from home" s'est fait grâce à la télévision allemande ZDF et à l'Institut national de l'audiovisuel en France. Quant aux "Rendez-vous d'Anna", il a bénéficié de l'aide du producteur Daniel Toscan du Plantier et de l'avance sur recettes en France.»(1)

Sorti en 1976, "Jeanne Dielman, 23, quai du commerce, 1080 Bruxelles" est le récit de trois jours de la vie d'une prostituée, dont les scènes sont filmées en temps quasi réel.
Chantal Akerman assurait en 2007: «C'était mon film le plus narratif, j'en avais presque honte en le présentant à Delphine Seyrig, qui tenait le rôle. Mais ça a été une vraie reconnaissance à la fois publique et critique. Le film a été sélectionné à la Quinzaine des réalisateurs à Cannes, a fait le tour du monde, et a eu 25 000 entrées sur Paris. Je pense qu'aujourd'hui il n'en ferait pas 3 000.»(1)

En 1976, la cinéaste abandonne son système de mise en scène pour tourner "News from Home" qui montre New York au rythme des lettres d’une mère adressées à sa fille. Deux ans plus tard, "les Rendez-vous d'Anna" (photo) est une œuvre de fiction assumée, avec Aurore Clément en réalisatrice parcourant l'Europe, de rencontres en rencontres. En 1981, "Toute une nuit" est un film intimiste dont le sujet est le couple, puis "les Années 80" est un documentaire s’intéressant à la répétition d’un spectacle. Elle retrouve Delphine Seyrig en 1985 pour "Golden eighties", une comédie musicale  autour des amours d’une poignée de personnages dans un centre commercial. Cinq ans plus tard, "Nuit et jour" est une histoire d'amour à trois, soit une fille libérée et deux garçons. En 1995, elle réunit Juliette Binoche et William Hurt dans "Un divan à New York".

En 1999, "la Captive" s’impose comme la meilleure adaptation au cinéma d’un roman de Proust, avec Sylvie Testud et Stanislas Merhar. Depuis son adolescence, Chantal Akerman était fascinée par "la Prisonnière". Elle expliquait en 2007 dans Le Monde: «D'abord parce que ça touchait à ma sexualité de jeune fille, mais aussi parce que j’étais déjà obnubilée par les lieux clos, la réclusion, comme par l'obsession amoureuse, la jalousie. J'ai toujours voulu faire un cinéma contre l'académisme, en restant radicale et dogmatique. Il m'a fallu du temps pour comprendre comment je pouvais rester fidèle à l'esprit de rupture apporté par la Nouvelle Vague en travaillant à partir d'un grand texte. En fait, ce livre de Proust est fait pour mon cinéma : Albertine est libre, elle aime les femmes, et le Narrateur est totalement démuni par rapport à ça. L'homosexualité y est traitée sans aucune explication psychologique ou psychanalytique. Proust est mon demi-frère ! Comme moi, il parle de l'homosexualité, des juifs, de l'autre, cet éternel inconnu. J'ai voulu créer un monde mental plutôt que décrire une époque, dit-elle. Me concentrer sur la matière, la lumière, les murs, les corps. Cela impliquait d'enlever le maximum d'éléments anecdotiques, afin d'engendrer un sentiment de trouble qui renvoie chacun à sa propre intériorité.»
(2)
 
Le critique Jean-Luc Douin écrit: «On n'a aucun mal à relier "la Captive" aux autres films de Chantal Akerman. "Je tu il elle": une femme nue dans sa chambre, confrontée au désir masculin et assumant l'étreinte avec une autre femme. "Toute une nuit" (1982): croisements d'hommes et de femmes qui se déchirent ou fusionnent. "Les Années 1980" (1983): répétitions pour un spectacle sur le thème de l'amour rêvé, perdu, retrouvé. "L'Homme à la valise" (1983): l'obsédante cohabitation entre une femme et un ami auquel elle avait prêté son appartement, et qui s'incruste.»(2)

La cinéaste retrouve Aurore Clément et Sylvie Testud en 2004 pour "Demain on déménage", comédie burlesque où une mère et sa fille partagent le même duplex. L’immigration est le sujet de plusieurs de ses documentaires: "Histoires d'Amérique" (1988) capte la mémoire des émigrés juifs américains avant la seconde guerre mondiale et les camps de concentration ; "Là-bas" (2005) évoque Israël et la diaspora juive ; "De l'autre côté" (2002) interroge des Mexicains passés clandestinement aux États-Unis 
c’est le dernier volet d’une trilogie entamée avec "D’Est" qui dévoile en 1993 la vie dans l’ex-bloc soviétique après la chute du mur, puis "Sud" qui restitue la beauté des paysages texans.

En 2015, Chantal Akerman a mis fin à ses jours, quelques mois après la disparition de sa mère. Elle demeure une influence précieuse pour des cinéastes tels que Gus Van Sant, Tsai Ming-Liang, Todd Haynes ou Apichatpong Weerasethakul. Cinq de ses films ("D’Est", "De l’autre côté", "Les Rendez-vous d’Anna", "Letters Home", "Sud") constituent un hommage rendu parle cinéma  Le Cratère à une cinéaste libre qui a abordé le documentaire et la fiction, voyageant entre cinéma d’avant-garde et cinéma commercial.

Jérôme Gac
 
(1) Le Monde, 18/04/2007
(2) Le Monde, 29/07/2005
 
Du 6 au 30 décembre, au cinéma Le Cratère, 95, Grande-Rue Saint-Michel, Toulouse. Tél. : 05 61 53 50 53.
 

dimanche 15 septembre 2024

Groland Party


À Toulouse, le Fifigrot invite cette année Laetitia Dosch, Ovidie, Alain Guiraudie, Laurent Melki, etc.

Le jury de la treizième édition du Festival international du Film grolandais de Toulouse sera présidé par les réalisateurs belges Dominique Abel et Fiona Gordon. Il sera chargé de décerner l’Amphore d’or au film le plus grolandais choisi dans la compétition comptant neuf longs métrages, dont le nouveau film d’Alain Guiraudie, "Miséricorde" (photo), avec Catherine Frot et Jean-Baptiste Durand – le réalisateur du césarisé "Chien de la casse". Comme de coutume, le public sera invité à décerner son prix parmi ces films «d’esprit grolandais», et un jury constitué d’étudiants de l’Ensav attribuera le sien, sans oublier le fameux Prix Michael Kael, ainsi qu’un nouveau prix remis par des jeunes gens. 

Comme chaque année, projections de courts et longs inédits, documentaires, concerts, spectacles, expositions, rencontres littéraires, débats, etc. sont au menu du Fifigrot. Côté ciné, des avant-premières, des raretés et pépites décalées ou à l’humour déjanté seront bien au rendez-vous, en particulier "Veni Vidi Vici", film de Daniel Hoesl et Julia Niemann, projeté en ouverture des festivités, qui relate la vie quotidienne d’une famille autrichienne d’ultra riches. Des ouvrages impertinents concourent également pour le Gro Prix de littérature grolandaise, décerné par un jury de dix personnalités et professionnels, parmi lesquels on citera Jean-Marie Laclavetine, Benoît Delépine, Noël Godin, Jean-Pierre Bouyxou, Patrick Raynal, etc.). 

Parmi les invités, on attend le dessinateur et illustrateur Laurent Melki à l'ABC, à l'occasion de l'exposition d'une sélection de jaquettes vidéo imaginées par ce génie du genre, des classiques du fantastique aux séries B les plus improbables. L’actrice Laetitia Dosch présentera son premier film, "le Procès du chien", avec François Damiens, Pierre Deladonchamps, Anne Dorval, Bouli Lanners. Ovidie montrera son documentaire "J’ai tiré sur Andy Warhol", portrait de l’Américaine Valerie Solanas, qui décrypte la personnalité de celle qui a tenté de tuer le pape du pop art. Outre les traditionnelles sections Gro l'Art, Gro Zical, Midnight Movie, Joyaux Grolandais ou encore Made in Ici, on annonce cette année des sélections ayant pour thèmes «Subversion carnavalesque», «Intelligence artificielle vs Connerie naturelle», «For your eyes only», «100% grolandais», etc. 

On retrouvera la sélection Ciné Bistrot, en partenariat avec le collectif Bar Bars, qui exhibera cinq programmations de courts métrages dans les bistrots de la ville. Installé de nouveau dans l’enceinte du Port Viguerie, le Gro Village accueillera au bord de la Garonne diverses animations grolandaises. Clou de cette semaine votive, le samedi après-midi, une grande parade «Crad’narvalesque» traversera la ville, au départ de la place Saint-Pierre. Viendez au Groland !

Jérôme Gac
"Miséricorde" © Les Films du Losange
 

Fifigrot, du 16 au 22 septembre, à Toulouse.

 

dimanche 14 juillet 2024

La Cinémathèque de Toulouse sort de ses murs


La vingtième édition du «Cinéma en plein air» a débuté dans la cour de la Cinémathèque de Toulouse, avant la fermeture de la salle de la rue du Taur pour travaux.

Dès la rentrée, au terme de la vingtième édition du «Cinéma en plein air», la Cinémathèque de Toulouse fermera ses portes pour permettre la réalisation de travaux de réaménagement et d’extension des espaces. Après un record de fréquentation l’été dernier, avec un total de 15 000 entrées comptabilisées en juillet et en août 2023, le «Cinéma en plein air» s’étale cette année sur six soirs par semaine, et non plus cinq comme c’était le cas habituellement. De "la Nuit du chasseur" (1955) de Charles Laughton (1955) à "Chien de la casse" (2023) de Jean-Baptiste Durand, en passant par "les Dents de la mer" (1974) de Steven Spielberg et "Volver" (2006) de Pedro Almodóvar, cette programmation estivale survole soixante-dix ans de cinéma en une quarantaine de films. En cas de mauvais temps, les projections prévues dans la cour, en plein air, n’auront plus lieu dans la salle à l’heure prévue, mais seront annulées – les billets restent échangeables ou remboursables.

Outre le bâtiment de la rue du Taur dédié à la diffusion du patrimoine cinématographique, la Cinémathèque de Toulouse dispose d’un Centre de conservation et de recherche situé à Balma. Afin d’adapter ces deux sites aux missions de diffusion et de conservation de la Cinémathèque de Toulouse, les quatre tutelles de l’association (Centre national du Cinéma, Ville de Toulouse, Département de la Haute-Garonne, Région Occitanie) ont trouvé un accord permettant le financement d’importants travaux qui débuteront cet automne. Les travaux d’extension concernent le Centre de conservation et de recherche situé à Balma, alors que les espaces situés rue du Taur, qui ont accueilli 90 000 spectateurs au cours de l’année 2023, seront adaptés à la hausse de la fréquentation et à la diversification des publics.

Fondée en 1964, la Cinémathèque de Toulouse est installée depuis 1997 au 69 de la rue du Taur, dans l’enceinte de l’ancien collège catholique de l'Esquile, datant du XVIe. Mais ses activités se sont beaucoup développées ces dernières années, en particulier toutes les actions en direction des publics jeunes et des publics scolaires. La Ville de Toulouse (maître d’ouvrage) et Virginie Lugol, architecte retenue pour le projet, se sont adaptées aux contraintes du bâtiment, inscrit aux Monuments historiques. Le porche sera restauré, la cour sera mise en lumière et une enseigne lumineuse sera fixée sur la façade du bâtiment. Une nouvelle salle de 99 places verra le jour au premier étage, dans l’ancienne bibliothèque qui sera installée au rez-de-chaussée, à l’emplacement actuel des bureaux administratifs. Ces derniers seront déplacés à l’entrée de la cour, au niveau du porche, dans les bureaux aujourd’hui occupés par des services de la Mairie de Toulouse.

Lors de la réouverture du lieu, prévue à la fin du premier trimestre 2026, la Cinémathèque de Toulouse disposera donc de trois salles de cinéma, les deux salles déjà opérationnelles pouvant accueillir 196 et 39 places. Une part importante du budget étant consacrée aux travaux d’isolation du bâtiment, la petite salle ne sera pas modifiée pour le moment. L’accueil du public et l’espace d’exposition, qui cohabitent dans le hall, seront optimisés: la convivialité du lieu sera renforcée, avec la création d’espaces d’accueil permettant aux spectateurs d’échanger entre deux séances ; les documents exposés – issus des collections de la Cinémathèque de Toulouse – bénéficieront d’une mise en valeur appropriée, avec un éclairage entièrement repensé, et l’installation de rails pour augmenter la surface d’exposition. L’espace bar et l’arrière-cour seront réaménagés et ouverts au public, en journée et en soirée.

Pendant le chantier, les séances de la Cinémathèque de Toulouse se poursuivent hors les murs: au Pathé Wilson, du mardi au jeudi à 19h30 ; aux Abattoirs, le vendredi à 18h30, le samedi et le dimanche à 14 heures et 16 heures, ainsi qu’une séance par mois le jeudi à 18h30. Une programmation a été conçue pour chaque lieu. Le concept de «galaxie» sera décliné au Pathé Wilson, à partir de trois films d’un ou d’une cinéaste majeur de l’histoire du cinéma: pour chaque titre, des connexions, évidentes ou non, seront opérées avec d’autres films. La première «galaxie» sera consacrée aux chefs-d’œuvre de Stanley Kubrick "2001, l’Odyssée de l’espace", "Orange mécanique" et "Docteur Folamour". Parmi les films «satellites » à "2001…", seront projetés "Interstellar, "Solaris" (antithèse de "2001…"), "Irréversible" (Gaspar Noé étant obsédé par Stanley Kubrick).

Des cycles et des week-ends thématiques seront proposés à l’auditorium du musée des Abattoirs. La saison débutera avec le cycle Yoshimitsu Morita que la Cinémathèque de Toulouse n’avait pas pu, pour des raisons techniques, présenter dans son intégralité au printemps dernier. Également à l’affiche cet automne, une sélection de films qui ont une place à part dans l’histoire du cinéma seront réunis au sein du cycle «Films à (p)art». Une fois par mois, un film faisant écho à l’exposition en cours au musée sera projeté dans le cadre du cycle de programmation «Les Jeudis des Abattoirs». Ainsi, en lien avec l’exposition «Ouvrir les yeux - Les collections photographiques des Abattoirs et de la galerie Le Château d’Eau», la Cinémathèque a choisi trois films: "Blow Up" de Michelangelo Antonioni, projeté le 17 octobre, date de la première séance aux Abattoirs, "Toute la beauté et le sang versé" de Laura Poitras, le 14 novembre, et "Alice dans les villes" de Wim Wenders, le 12 décembre. 

Les séances destinées au jeune public seront accueillies aux Abattoirs, et le festival La Cinémathèque Junior en fête ! se tiendra dans les murs du Centre culturel des Mazades. Enfin, la troisième édition du festival Synchro se déroulera cet automne, dans différentes salles partenaires de la Cinémathèque de Toulouse, organisatrice de cet événement dédié à l’accompagnement musical de films muets. Les tarifs habituels de la Cinémathèque de Toulouse seront conservés au Pathé Wilson et aux Abattoirs, où un accueil spécifique sera assuré pour la billetterie.

Jérôme Gac
 

Cinéma en plein air, du mardi au dimanche, jusqu’au 24 août, à la Cinémathèque de Toulouse, 69, rue du Taur, Toulouse. Tél. 05 62 30 30 10.

«Galaxie Kubrick» ("2001, l’Odyssée de l’espace" ; "Orange mécanique" ; "Docteur Folamour"), du 15 octobre au 19 décembre, au Pathé Wilson, 3, place du Président-Wilson, Toulouse.

Yoshimitsu Morita et «Films à (p)art», du 18 octobre au 15 décembre, au musée des Abattoirs, 76, allées Charles-de-Fitte, Toulouse.

Festival Synchro, du 25 novembre au 1er décembre.

 

vendredi 7 juin 2024

«Le cinéma “bigger than life”»


 

 

 

 

 

 

 

Une rétrospective des films d’Alain Guiraudie est à l’affiche de la Cinémathèque de Toulouse, à l’occasion de la deuxième édition du Nouveau Printemps, dont il est l’artiste associé.

Alors que vient de paraître son troisième roman, "Pour les siècles des siècles" (P.O.L), Alain Guiraudie est invité à participer à la direction artistique de la deuxième édition du Nouveau Printemps, festival de création contemporaine, et ses films sont présentés à la Cinémathèque de Toulouse, dans le cadre d’une rétrospective. Alain Guiraudie a grandi dans une famille d'agriculteurs aveyronnais, avant de réaliser en 1990 un premier court métrage, "Les héros sont immortels", puis "Tout droit jusqu'au matin". Dans son court métrage suivant, "La Force des choses" (1997), il situe le récit en pleine forêt, dans une contrée imaginaire. C’est aussi le cas de son moyen métrage "Du Soleil pour les gueux" (1999), tourné avec peu de moyens dans le Larzac, où un bandit en fuite croise la route d’une jeune fille venue de la ville et d’un berger à la recherche de ses bêtes. 

Constituant les fondations de son cinéma, "Du Soleil pour les gueux" est encore aujourd’hui son film préféré parmi ceux qu’il a réalisés. Il expliquait en 2008: «Ma tentative de réunir quatre couillons entre le ciel et la terre pour les laisser se promener devait mener quelque part. Elle trouve son aboutissement lorsque la jeune fille, qui constitue le point de départ du récit, réussit à coucher avec le berger. Cette image est fondamentale pour moi car elle crée des possibles et ouvre des horizons au propre comme au figuré. Mes films illustrent sans doute l’envie, commune à de nombreux cinéastes, de recréer un monde qui s’accorde à mes désirs. Mais refaire le monde est une vraie niaiserie, on ne fait jamais que reproduire un peu de l’expérience collective. Je préfère tenter de le refaçonner, de le réorganiser afin d’en offrir une nouvelle vision. Le cinéma doit rester “bigger than life”!»(1)

Alain Guiraudie poursuivait alors: «Mon cinéma commence là où le social et le politique ne me renvoient que des impasses. Mes premières désillusions ont été le moteur de mes premiers films. J’avais comme angle d’attaque mon désir de parler du monde actuel mais la simple dénonciation des injustices ne me satisfaisait pas et me paraissait un peu vaine. Il me semblait important de ne pas s’arrêter là et de reformuler autrement les questions posées par ces inégalités dans le cadre d’une quête esthétique. Le grand mouvement social de 1995 a été pour moi déclencheur car il m’a permis de m’interroger sur les résultats de notre lutte. À cette époque, j’ai quitté le Parti communiste et j’ai réalisé dans la foulée "Du soleil pour les gueux". Dans la mesure où j’ai réussi à embrasser et à réinventer tout un questionnement qui mêle le local au mondial, c’est sans doute mon film le plus politique et le plus politiquement abouti. J’ai toujours éprouvé des difficultés à parler directement de Millau ou de Rodez. M’ancrer complètement dans un contexte géographique précis me semblait réduire mon petit monde à du régionalisme pittoresque. La fusion de mes préoccupations intimes et de problématiques universelles a donc été pour moi une étape importante qui m’a permis de dégager le cœur de mon projet cinématographique: le mélange d’éléments très triviaux et prosaïques comme la retraite, les 39 heures, avec un univers de légende et de mythe peuplé de bergers d’Ounayes, de guerriers d’attente et de recherche, de bandits d’escapade…»(1).

Son second moyen métrage, "Ce vieux rêve qui bouge" (2000), reçoit le Prix Jean-Vigo. Il y filme des ouvriers encore au travail dans une usine sur le point de fermer. Le cinéaste affirme: «Je tente d’interroger les luttes sociales à travers le mixage de mes angoisses d’homme adulte et de mes rêves d’enfant. Un film comme "Ce vieux rêve qui bouge" s’inscrit dans la continuité des luttes contre la disparition des usines et le maintien de leur activité sur place mais cherche à dépasser l’écueil politique et syndical. Je voulais regarder ce qu’il était possible de replacer entre les hommes, une fois ces combats finis. L’enjeu était de retrouver une tendresse, de réinventer de nouvelles solidarités et de la chaleur humaine au sein des usines. Mon film se positionne contre certaines idées reçues, selon lesquelles un ouvrier est anéanti lorsqu’il perd son travail. Nos parents n’imaginaient pas la vie sans bosser, au contraire de nous qui n’avions rien contre rester quelque temps au chômage. J’en suis donc venu à introduire du désir pour répondre à cette question: que fait-on quand tout est fini ? Le travail est une aliénation mais il crée aussi du lien social et l’homme y trouve son utilité dans le monde. La force de mes personnages, c’est de replacer du désir derrière tout ça. C’est ma manière de m’approprier le slogan du Front Homosexuel d’Action Révolutionnaire, groupe d’activistes des années 1970: “Prolétaires de tous les pays, caressez-vous”.»(1)

Son premier long métrage, "Pas de repos pour les braves" (2003), met en scène plusieurs personnages évoluant dans un Sud-Ouest rural, au rythme d’un scénario aux accents fantastiques. Puis, "Voici venu le temps" (2005) revisite le cinéma de genre sur fond de lutte des classes, où bandits et guerriers s’opposent dans un pays divisé. Alain Guiraudie revenait plus tard en ces termes sur cette expérience: «Sur mon deuxième long métrage, j’ai compris que le cinéma d’auteur (production, distribution, décideurs) était demandeur de choses nouvelles mais pour vite les normaliser. Ce qu’on pourrait appeler le syndrome centriste... On prend des projets très personnels, “atypiques” comme on aime tant à dire, et puis on les adoucit, histoire que ça plaise au plus grand nombre. Et moi aussi je me suis laissé avoir par cette idée d’ouverture et d’élargissement à un plus large public. Du coup, "Voici venu le temps" est le film que j’ai le plus travaillé dans le consensus... En pensant à un public... Il est beaucoup plus classique dans sa mise en scène, complètement axé sur les comédiens, le texte, le récit, très peu contemplatif. Même chose pour le montage... On a pas mal viré tout ce qui dépassait. C’est un film fait le cul entre deux chaises. Et résultat des courses: c’est mon film qui a le moins bien marché. Non pas que les précédents aient explosé le box-office, mais, là, ça ne s’est vraiment pas bien passé (peu de sélections en festivals, mauvaise sortie un 13 juillet, aucune vente à l’étranger). Du coup, aujourd’hui je me suis beaucoup détendu par rapport à l’industrie... Je me dis qu’il n’y a aucune issue dans le consensus.»(2)

Avec "le Roi de l'évasion" (2008), le cinéaste explore son rapport à «la crise de la quarantaine», à travers les questionnements d’un personnage homosexuel qui vit une histoire d’amour avec une jeune fille. Alain Guiraudie assure: «C’est un film contre ce monde normalisateur dans lequel on vit, où chacun est sommé de trouver sa place assez rapidement et d’y rester. Tout un mode de vie petit-bourgeois et prétendument souhaitable est devenu le modèle majoritaire avec la consommation, le couple avec deux enfants, la maison, si possible avec la piscine, si possible loin des voisins… J’ai pas mal filmé la campagne. J’aurais pu charger la mule avec les panneaux “propriété privée” ou “cueillette de champignons interdite”!»(3).

 Dans "L'inconnu du lac" (2013), thriller gay qui rencontre un succès public, il abandonne les descriptions de mondes fantaisistes au profit de la mise en scène réaliste du rituel de la drague entre hommes dans un bois bordant une plage. Il déclare alors: «Il est crucial pour moi de camper ces personnages socialement. Le truc auquel je suis le plus attaché, au fond, au cinéma, c'est de mêler le quotidien à l'extraordinaire»(4). Présenté en compétition au Festival de Cannes, en 2016, "Rester vertical" révèle Damien Bonnard dans le rôle principal, un scénariste en panne d’inspiration qui traverse la France rurale en multipliant les rencontres, souvent sexuelles. 

La rétrospective à la Cinémathèque de Toulouse, couplée à une carte blanche de sept films choisis par Guiraudie, s’arrête sur son dernier film sorti dans les salles: "Viens, je t’emmène". Cette comédie politico-urbaine décrit le quotidien d’un trentenaire tentant de sortir de sa solitude, alors qu’un attentat plonge la ville dans une paranoïa surréaliste qui exacerbe les plaies de l’époque (racisme, islamophobie, etc.)... Il faudra attendre l’automne pour découvrir son nouveau film, "Miséricorde", avec Catherine Frot, qui vient d’être présenté en sélection officielle au Festival de Cannes.

Jérôme Gac
"L'Inconnu du lac" © Les Films du Losange


(1) L’Humanité (07/08/2008)
(2) L’Humanité (25/05/2007)
(3) L’Humanité (17/07/2009)
(4) Libération (12/06/2013)

Jusqu’au 30 juin, à la Cinémathèque de Toulouse, 69, rue du Taur, Toulouse. Tél. 05 62 30 30 10.

 

lundi 20 mai 2024

Carpenter, prince du fantastique


À la Cinémathèque de Toulouse, le cycle «Hawks / Carpenter» met à l’affiche douze films de John Carpenter.

En vingt-quatre films, la Cinémathèque de Toulouse s’attache à mesurer l’influence du cinéma de Howard Hawks sur la filmographie de John Carpenter – dont douze films sont présentés. Classique par excellence, le cinéma de Hawks a ses héritiers, comme le constate Jean-François Rauger: «Hawks reste présent, en filigrane ou ouvertement, dans l’épure chorégraphique affirmée chez certains de ses disciples (John Carpenter), dans une manière d’envisager la violence et ses conséquences (George A. Romero), dans la monstration de purs comportements déconnectés de tout commentaire psychologique (William Friedkin).»(1)

Il y a une dizaine d’années, John Carpenter constatait: «J’ai toujours été très fan de Howard Hawks, dont les films me parlent plus que ceux de John Ford, s’il faut les comparer. Je pense aussi que c’est un cinéaste plus moderne, et beaucoup plus américain. Ford restait chevillé à ses racines irlandaises, il filmait du point de vue de l’immigré. Non pas qu’il y ait quoi que ce soit de mal à cela, nous sommes tous des immigrés dans ce pays, mais c’est une figure à laquelle je m’identifie moins.»(2)

Fils d’un professeur de musique, John Carpenter étudia le cinéma à l’Université de Californie du Sud, où il mit en scène en 1974 son premier long-métrage, "Dark Star", un film de science-fiction. Le cinéaste précise: «L'humour noir de "Docteur Folamour" a été une influence directe pour mon premier long métrage. J'aime beaucoup certains films de Stanley Kubrick: celui-ci, mais aussi "l'Ultime Razzia" ou "Full Metal Jacket". Il y a une vraie efficacité dans ceux-là, que je ne retrouve pas dans ses œuvres plus tardives.»(2)

De films en films, empreints de noirceur, voire de nihilisme, le genre fantastique est chez Carpenter l’instrument d'une critique acerbe de la société. Le cinéaste se nourrit de cinéma américain classique, et notamment des films de Hawks: en 1978, il signe "Assaut" (photo), remake de "Rio Bravo", où quelques personnes luttent toute une nuit dans un commissariat contre des assaillants innombrables et invisibles. En 1982, il réalise "The Thing", adaptation d'une nouvelle de J.W. Campbell déjà filmée en 1951 par Howard Hawks et Christian Nyby. John Carpenter confesse à propos de l’adaptation de Hawks et Christian Nyby: «Ce film de science-fiction fondateur était à la fois très précurseur, et très de son temps, en ce qu'il était profondément ancré dans la guerre froide. Forcément, ma version est le produit d'une autre époque. On y voit beaucoup plus frontalement la créature que dans l'original, et s'ajoute l'idée du mimétisme biologique.»(2)

En 1978, Carpenter se lance avec succès dans le genre horrifique avec "Halloween, la nuit des masques", où le tueur est absent de l'écran, alors que la caméra épouse son propre regard. Film phare, il contient les germes des œuvres à venir du cinéaste: utilisation du travelling, prédilection pour le resserrement entre le temps et l'espace, héros cynique et pragmatique, homme sans avenir. John Carpenter produit "Halloween II" et "Halloween III", mais en laisse la réalisation à d'autres réalisateurs. Dans la foulée, "The Fog" remporte en 1981 le Prix de la critique au Festival d'Avoriaz et Hollywood lui ouvre ses portes. Compositeur de la musique de la plupart de ses œuvres, le cinéaste explore toutes les facettes du fantastique et de l’horreur: film dystopique avec "New York 1997" (1981), où il dirige Kurt Russel, son acteur fétiche ; adaptation de Stephen King avec "Christine" (1983) ; science-fiction humaniste avec "Starman" (1984), un road movie romantique ; hommage à H.P. Lovecraft avec "l’Antre de la folie" (1994), etc.

Après l’échec commercial des "Aventures de Jack Burton dans les griffes du Mandarin", il poursuit sa carrière de réalisateur avec des budgets plus modestes, comme "Prince des Ténèbres" (1987) et "Invasion Los Angeles" (1988). «"Invasion Los Angeles" est mon "Raisins de la colère", ma fiction sociale du point de vue de la classe pauvre et laborieuse»(2), avoue Carpenter. "Les Aventures de l’Homme invisible" (1992) et "le Village des Damnés" ont bénéficié d’un budget plus conséquent. Regagnant la faveur des studios, il tourne en 1996 "Los Angeles 2013", avec un budget colossal. Deux ans plus tard, il signe "Vampires", un western moderne avec James Woods, puis renoue en 2001 avec l’univers futuriste en réalisant "Ghosts of Mars". "The Ward: L'Hôpital de la terreur" est son dernier long métrage.

Jérôme Gac
 

(1) «Un art stoïcien» (cinematheque.fr, 2007)
(2) Libération (27/11/2013)

«Hawks / Carpenter», jusqu'au 30 juin, à la Cinémathèque de Toulouse, 69, rue du Taur, Toulouse. Tél. 05 62 30 30 10.

 

dimanche 12 mai 2024

L'artisan


 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

À la Cinémathèque de Toulouse, le cycle «Hawks / Carpenter» met à l’affiche douze films de Howard Hawks.

En vingt-quatre films, la Cinémathèque de Toulouse s’attache à saisir l’influence du cinéma de Howard Hawks – dont douze films sont présentés – sur la filmographie de John Carpenter. «Qui n’aime pas Hawks ne comprendra jamais rien au cinéma», écrivait Éric Rohmer en 1978, peu de temps après la mort du cinéaste. Dans les Cahiers du Cinéma, Jacques Rivette l’avait qualifié en 1953 de «génie», faisant ainsi de lui un auteur au même titre qu’Alfred Hitchcock.

Accessoiriste au temps du muet, Howard Hawks devient vite producteur à Hollywood, et réalisateur avant l’arrivée du parlant. Ses films muets révèlent déjà les thèmes majeurs et récurrents de sa filmographie à venir: prépondérance des amitiés viriles ; communauté d’hommes repliée sur elle-même et menacée par l’intrusion de l’autre sexe ; portraits de femmes indépendantes, insoumises aux hommes et à leurs désirs. 

Il signe un premier chef-d’œuvre en 1930: "Scarface". Le critique Jacques Siclier notait à ce sujet dans Le Monde, en 2002: «S’il n’y avait pas eu, à la fin des années 1920, "les Nuits de Chicago", "la Rafle" et "Thunderbolt", de Josef von Sternberg, on pourrait dire que Howard Hawks a inventé le film de gangsters au début du parlant. Ces films-là ont été, peu à peu, oubliés, même de la télévision. On rend donc à Hawks ce qui lui appartient: "Scarface", générateur et classique incontesté d’un genre cinématographique». Philippe Garnier signale que «"Scarface", un film conçu avec Howard Hughes comme un camouflet à la censure et aux patrons de studios qui voulaient les empêcher de le faire, contient des scènes d’une vigueur et d’une jeunesse encore choquante aujourd’hui, peu importent les conventions du genre.»(1)

Au fil des ans, Hawks enchaîne les succès et demeure donc libre de passer d’un studio à l’autre. Il laisse à chaque genre sa marque indélébile: "Les Chemins de la gloire" (1936) pour le film de guerre ; "L’Impossible Monsieur Bébé" (1938), "la Dame du vendredi" (1940), "Allez coucher ailleurs" (1948), "Chérie, je me sens rajeunir" (1952), "le Sport favori de l’homme" (1962) pour la comédie ; "La Rivière rouge" (1949), "la Captive aux yeux clairs" (1952), "Rio Bravo" (1958) pour le western ; "Le Grand Sommeil" (1946) pour le film noir ; "La Chose d’un autre monde" (1951) pour la science-fiction ; "Les Hommes préfèrent les blondes" (1953) pour la comédie musicale. Passionné de mécanique, il réalise plusieurs films sportifs et d’aventures, tels "Brumes" (1936) et "Seuls les anges ont des ailes" (1939) dans le milieu de l’aviation, ou "La foule hurle" (1932) et "Ligne rouge 7000" (1965) dans celui de la course automobile.

Philippe Garnier souligne: «Seules comptaient pour lui les histoires de groupes. Si, dans ses drames, la femme devait se mettre au niveau de l’homme, dans ses comédies, Hawks renversait l’équation. Et contrairement à ce qu’on a souvent écrit, la femme dans ses comédies n’est pas tant dominatrice que révélatrice: c’est en essuyant les assauts plus moqueurs que castrateurs de Hepburn ("L’Impossible Monsieur Bébé"), d’Ann Sheridan ("Allez coucher ailleurs"), ou de Paula Prentiss ("Le Sport favori de l’homme") que l’homme apprend à se connaître, à découvrir sa nature, et ses vrais désirs.»(2)

Howard Hawks ne s’intéressa jamais au mélodrame, si allergique qu’il était à la psychologie des personnages et à toute flamboyance de style. Il se définissait comme un artisan. Son cinéma est une affaire d’hommes qui agissent — à l’exception des "Hommes préfèrent les blondes", dont les héroïnes sont deux femmes. Effacée, la mise en scène épouse l’action jusqu’à se fondre dans le mouvement des personnages. Discrète mais aux aguets, sa caméra est capable d’accélérations vertigineuses lorsque la situation s’emballe.

Classique par excellence, le cinéma de Hawks a ses héritiers. Comme le constate Jean-François Rauger, «Hawks reste présent, en filigrane ou ouvertement, dans l’épure chorégraphique affirmée chez certains de ses disciples (John Carpenter), dans une manière d’envisager la violence et ses conséquences (George A. Romero), dans la monstration de purs comportements déconnectés de tout commentaire psychologique (William Friedkin).»(2)

Jérôme Gac
photo: "Rio Bravo"
 

(1) festival-larochelle.org (2014)
(2) «Un art stoïcien» (cinematheque.fr, 2007)
 

«Hawks / Carpenter», du 14 mai au 30 juin, à la Cinémathèque de Toulouse, 69, rue du Taur, Toulouse. Tél. 05 62 30 30 10.

 

mercredi 27 mars 2024

Au cœur du désepoir


Une rétrospective des films de Julien Duvivier est à l’affiche de la Cinémathèque de Toulouse.

«Si être un auteur de films, c'est exprimer sa personnalité et les thématiques qui le préoccupent à travers sa mise en scène, l'organisation des moyens mis à sa disposition, Julien Duvivier est un auteur de films»(1), écrit Hubert Niogret dans l’ouvrage qu’il a consacré au cinéaste, dont la carrière compte près de soixante-dix films – soit en tant que scénariste, soit en tant que réalisateur, souvent les deux. La Cinémathèque de Toulouse présente une rétrospective de vingt-deux films, parmi ceux qu’il a réalisés, lui qui «n'a été longtemps considéré que comme un artisan», rappelle Hubert Niogret. L’auteur ajoute: «André Bazin lui-même ne le tenait pas en grande considération, même s'il prenait en compte sa domination». 

D’abord comédien de théâtre, Julien Duvivier a intégré la société Gaumont, où il est devenu assistant de nombreux réalisateurs (Louis Feuillade, André Antoine, Marcel L'Herbier). Après la Grande Guerre, il a écrit et réalisé son premier long métrage, "Haceldama" (1919), et a tourné une vingtaine de films muets, dont une série de mélodrames catholiques: "Credo ou la Tragédie de Lourdes" (1924), "l'Abbé Constantin" (1925), "l'Agonie de Jérusalem" (1926), "la Vie miraculeuse de Thérèse Martin" (1929). Il s’est également lancé dans plusieurs adaptations: "Les Roquevillard" (1922), d'après Henry Bordeaux, "Poil de Carotte" (1925), d'après Jules Renard, "Au bonheur des dames" (1929), d'après Émile Zola. 

Avec l’arrivée du parlant, Duvivier déploie toute l’étendue de ses talents de directeur d’acteur et affirme l’originalité de son style au service d’une vision du désespoir. Dès l'automne 1930, alors que la plupart des cinéastes français se lancent dans le théâtre filmé, il adapte un roman d'Irène Nemirowsky, "David Golder" (1930), dans lequel il insère de nombreux plans tournés en extérieur, en particulier à Biarritz et sur la côte Basque. C’est aussi le premier rôle parlant de Harry Baur, qu’il dirige ensuite dans sa deuxième version de "Poil de Carotte", puis sous les traits de Maigret dans "la Tête d'un homme" (1932), et dans le film à sketches "Carnet de bal" (1937) qui récolte un succès international. 

Jean Gabin et Madeleine Renaud sont les têtes d’affiche de son adaptation de "Maria Chapdelaine" (1934), d’après Louis Hémon, puis il retrouve Gabin incarnant Ponce Pilate dans "Golgotha" (1935), film retraçant la Passion du Christ, avec Edwige Feuillère. Gabin devient une star grâce à ses rôles dans "la Bandera" (1935) et "la belle équipe" (1936), deux films qui propulsent Duvivier au rang des grands réalisateurs français de l’époque – aux côtés de Jean Renoir, René Clair, Jacques Feyder ou Marcel Carné. «Julien Duvivier fait partie d’une génération de cinéastes pour qui le studio est le lieu par excellence où se fabrique le cinéma, génération qui s’est développée dans un contexte économique de l'industrie du cinéma français, où les studios étaient nombreux, bien équipés, employant des personnels à l'année, dans toutes les branches de métier», relate Hubert Niogret.

Pourtant, Noël Herpe constate: «De tous les maîtres du “réalisme poétique”, Julien Duvivier est le seul qui n’ait jamais été reconnu comme un auteur à part entière. Ostracisme à la fois injuste et explicable: ses films ne relèvent pas de la création d’une mythologie (comme ceux de René Clair ou de Marcel Carné), ni d’une critique sociale en mouvement (comme ceux de Jean Renoir)… Leur registre est plutôt celui de l’exorcisme, d’un exorcisme collectif où se délivreraient, à égale distance de la sublimation et de l’analyse, toutes les passions d’une époque. Comme Renoir, Duvivier est le cinéaste du groupe, il épouse pleinement ce courant de masse qui ramène le cinéma français, dès la fin des années 1920, sur le terrain du social. Mais là où l’auteur de "Toni" (1935) se modèle sur les contradictions de l’humanité, celui de "La Bandera" s’inscrit résolument contre le groupe, dans le postulat rousseauiste d’une nature dégradée par les compromissions sociales. Avec une efficacité perverse, Duvivier joue sur les deux tableaux: d’un côté, il cultive la fiction d’une communauté reconstituée plus crûment que nature (le village de "Poil de Carotte", l’équipée de légionnaires de "la Bandera", la bande de copains de "la Belle équipe") ; de l’autre, il met à l’œuvre un processus sadique de démystification, par quoi l’individu se retrouve la victime de la collectivité censée le protéger…»(2)

Noël Herpe précise: «Si ses protagonistes sont des boucs émissaires, ce n’est pas d’une fatalité abstraite comme chez Carné, mais d’une malveillance quotidienne, diffuse, dispersée au gré des regards d’autrui. Toujours, leur intégrité première est niée par une société qui leur impose une identité factice: c’est déjà le drame de "Poil de Carotte", privé de son nom même et réduit à une caricature d’enfant martyr ; et cette angoisse de la dépossession de soi-même ira s’accentuant, à mesure que le contexte politique s’assombrit: elle trouve sa figure emblématique en la personne du Gabin de "la Bandera" et de "Pépé le Moko" (1937), exilé d’un Paris perdu, condamné à errer dans un labyrinthe où chaque espoir recèle une menace, où chaque visage peut être celui d’un traître.»(2)

Noël Herpe poursuit: «Chez le Duvivier de l’entre-deux-guerres, cette peur de l’autre se nourrit d’un désespoir historique grandissant: l’illustration la plus cruelle et la plus paradoxale en est "la Belle équipe" (photo), qui sous prétexte d’épouser la dynamique du Front Populaire, en dégage d’autant mieux les germes de mort. Là où une communauté veut se réunir, le cinéaste ne cesse de désamorcer cet idéal; d’abord discrètement, puis par des coups de théâtre de plus en plus violents. La guinguette construite par les ouvriers n’apparaît bientôt que comme une arche de Noé menacée par le déluge – et surtout par la femme, incarnation privilégiée de la duplicité (même si, comme on sait, le producteur assura le succès du film par la greffe d’un épilogue positif). Duvivier a beau accompagner tous les mirages de son temps, ce n’est jamais que pour les conjuguer à un passé sans retour.»(2)

Avec "Pépé le Moko", Duvivier offre à Gabin un nouveau rôle de figure populaire et romantique au destin tragique, avant de s’exiler aux Etats-Unis, où il adapte le film sous le titre "The Imposter" (L'imposteur), toujours avec Gabin. De retour en Europe, il met en scène "Anna Karénine" (1948) en Angleterre, avec Vivien Leigh. Signant des productions grand public ("Le petit monde de don Camillo" en 1952, "Le retour de don Camillo" en 1953), et des films plus personnels, il s’attache à mener «une réflexion sur la fiction, à travers de purs exercices de style comme "la Fête à Henriette" (1952)»(2), note Noël Herpe. Coécrit avec Henri Jeanson, "la Fête à Henriette" exhibe les versions alternatives d’un même événement par deux scénaristes aux inspirations divergentes. Noël Herpe signale également «deux chefs-d’œuvre de réalisme plus du tout poétique: ce sera "Panique" (1947), nouvelle mise à mort de l’individu par la communauté ; ce sera "Voici le temps des assassins" (1956), constat ultime d’une paranoïa face aux femmes et aux générations montantes, “crépuscule des vieux” du naturalisme.»(2)

À la fin de sa vie, il enchaîne les tournages, avec plus ou moins de succès: adaptations littéraires ("Pot-Bouille" en 1957, "la Femme et le Pantin" en 1958, "Marie-Octobre" en 1959, "la Grande Vie" et "Boulevard" en 1960), ou films policiers ("la Chambre ardente" en 1962, "Chair de poule" en 1963, "Diaboliquement vôtre" en 1967).

Jérôme Gac


(1) "Julien Duvivier: 50 ans de cinéma" (Bazaar & C°, 2010)
(2) L’ADRC


Rétrospective, jusqu’au 11 mai, exposition, jusqu’au 2 juin, du mardi au dimanche, à la Cinémathèque de Toulouse
, 69, rue du Taur, Toulouse. Tél. 05 62 30 30 10.

dimanche 17 mars 2024

Un homme d’extérieur




 











Le cinéaste américain Anthony Mann fait l’objet d’une rétrospective à la Cinémathèque française.
 

«Il y a beaucoup à apprendre ou à réapprendre chez Mann, sur les rapports entre le découpage et la morale, entre le cadre et sa signification, entre un paysage et le sentiment d’un personnage. Sur la manière de filmer avec clarté une action, de trouver le centre d’une séquence, de lui donner une épine dorsale grâce à la mise en scène», notent Jean-Pierre Coursodon et Bertrand Tavernier dans "50 ans de cinéma américain".(1) 

La Cinémathèque française nous donne l’occasion de le constater, le temps d’une rétrospective printanière constituée de 35 films du cinéaste américain. Réalisateur de séries B dans les années quarante, Anthony Mann obtient son premier succès commercial avec "la Brigade du suicide" (1947). Il est alors remarqué pour ses films noirs «nerveux, avec un goût à la fois pour les relations psychologiques ambiguës ou complexes et aussi pour un traitement de l’image, de la composition du cadre et de l’éclairage»(2), précise Jean-François Rauger, directeur de la programmation de la Cinémathèque française. Il fait fréquemment équipe avec le grand chef opérateur John Alton, comme dans "Incident de frontière" (1949), où la caméra inscrit les décors naturels dans une véritable écriture dramaturgique, style que l’on retrouvera dans les westerns qu’il tournera ensuite.
 

La première période du cinéaste, «très sous-estimée en France, consiste essentiellement en thrillers nocturnes, tendus, obsessionnels, les meilleurs étant admirablement photographiés par John Alton, dont l’utilisation des ombres, des sources lumineuses, de la profondeur de champ (il n’éclaire souvent que le premier plan et un élément tout au fond de l’arrière-plan), de la lumière directionelle prend au pied de la lettre la notion de film noir. Alton pensait faire une photographie réaliste ; pourtant, la réalité est totalement interprétée, restructurée, recréée. La texture de l’image, le rythme des plans cristallisent une atmosphère paranoïaque, un sentiment de menace perpétuelle, une inquiétude viscérale, compressent ou dilatent le temps et l’espace».(1)

Pour Jean-François Rauger, «les films noirs d’Anthony Mann sont tendus entre deux exigences a priori contradictoires, la fabrication d’un univers plastique et dynamique autonome à la limite de l’abstraction et au service d’une restitution brute d’un sentiment de la violence, une résurgence du romantisme gothique ("Strange Impersonation" en 1946 en est un exemple), une voie documentaire, non moins abstraite au bout du compte, dédiée à la recherche de la reproduction objective de mécanismes précis, en l’occurrence ceux de la loi».(2)
 

Son sens de la tragédie s'épanouit ensuite dans le western: «Je crois que le western est le genre le plus populaire et il donne plus de libertés que les autres pour mettre en scène des passions et des actions violentes [...] et puis, il libère tout ce que les personnages ont au fond d'eux-mêmes»(3), déclare Anthony Mann en 1968. En cinq ans seulement, il tourne avec James Stewart (photo) cinq westerns, considérés par Coursodon et Tavernier «comme ce que le genre a donné de plus parfait et de plus pur»(1): "Winchester ’73" (1950), "Les Affameurs" (1952), "L’Appât" (1953), "Je suis un aventurier" (1954), "L’Homme de la plaine" (1955).
 

Pour Émile Breton, «les cinq films avec James Stewart sont donc au cœur de cette période où un homme sait comment se servir des studios pour faire passer ce qu’il a à dire à propos de l’être humain. Son propos acquiert ici une force particulière du fait que, si le héros du film n’est jamais bien évidemment le même, ne porte pas le même nom, il a pourtant le même visage, celui d’un acteur connu. Comme un archétype. Et le même parcours : c’est un homme au lourd passé de délinquance qui veut changer de vie. Vision christique qui va bien à la douloureuse raideur de Stewart, souvent mutilé dans sa chair (une main trouée au revolver dans l’Homme de la plaine, ce n’est pas rien, quand même). Mais vision aussi d’un passé mythique, pastoral, et ici intervient la beauté inviolée de paysages américains redécouverts par le western de ces années-là : mère nature opposée aux mesquineries de la “civilisation”.»(4)
 

Ces westerns s’inscrivent dans une écriture de style classique par leur respect des formes, leur art sobre et mesuré, leur référence à un âge idyllique, leur intérêt pour des caractères nobles et humains. «Classique, il l’est par la rigueur linéaire de ses intrigues, la clarté et la simplicité fonctionnelle de sa mise en scène, son refus du pittoresque, du baroque, de l’insolite. Ses personnages ne sont pas des héros légendaires: ni justiciers ni brigands bien aimés, ils ne songent qu’à faire leur travail. Au bout de l’aventure, qui les prend comme par surprise, il y a des rêves simples et quotidiens. Ils vivent comme des hommes, à égale et juste distance des héros traditionnels, qui n’existaient que par l’action, et de leurs remplaçants modernes, empêtrés dans des problèmes moraux, voire sentimentaux. Mann, homme d’extérieur, sait admirablement les placer et les diriger dans des paysages qui ne sont jamais simple toile de fond, mais participent à l’action, la topographie jouant un grand rôle dans ses films, et la mise en scène se plaisant à insister sur les rapports, tous pratiques, mais parfois aussi affectifs, entre l’homme et la nature. Un film de Mann progresse au rythme de la vie, lentement, avec des accélérations soudaines, explosions de violence rapides, concises et extrêmement efficaces»(1), constatent Coursodon et Tavernier.
 

Mais ce tableau classique est loin d’être idyllique: il est malmené par la complexité des individualités soumises à des vices et à des passions contradictoires. Comme le souligne Jean-François Rauger, «si l’on s’écarte de cette si peu productive classification en genres cinématographiques, on trouvera dans l’œuvre du réalisateur une constante dans la volonté de filmer une brutalité à la fois concrète et plastique. Bouches tordues, mains crispées, joue transpercée par un éperon, corps crucifié par la douleur, le gros plan sur la souffrance ou l’effort soumet le spectateur à une expérience intense. Tout s’y affirme et s’impose dans cette conscience retrouvée, créée, de la consistance de la matière et de sa capacité à résister à l’obsession monomaniaque des héros. La figure du triangle détermine obscurément les situations dramatiques. On peut l’observer depuis les premiers titres (la rivalité des deux femmes dans "Strange Impersonation", l’hésitation du personnage de Rosy entre le tueur incarné par John Ireland et le flic dans "Railroaded!" s’envisage dans "Marché de brutes" comme un ménage à trois entre l’évadé de prison, sa femme et son avocate amoureuse de lui). Cette figure s’intensifie et se développe dans les westerns (les trios James Stewart / Janet Leigh / Robert Ryan dans "l’Appât", James Stewart / Corinne Calvet / Ruth Roman dans "Je suis un aventurier", Victor Mature / Anne Bancroft / Robert Preston dans "la Charge des Tuniques bleues", pour ne citer que ceux-là). Sa dimension métaphorique (schématiquement, le choix entre le bien et le mal) s’écarte devant l’enjeu véritable qu’elle contient (mettre à nu l’impuissance du héros face à la complexité du monde et à l’impossibilité d’en démêler les fils par la seule action). Car c’est cela sans doute la véritable et splendide singularité du cinéma d’Anthony Mann, cette conception de l’action qui rompt peut-être avec une tradition qui n’allait pas tarder à être balayée. L’agir du héros y est déterminé par quelque chose qui lui échappe (ou qu’il fait mine d’ignorer), un rapport névrotique à l’argent ou au père comme dans "The Furies". (…) Dominés par leur paranoïa et leur masochisme, les personnages des films d’Anthony Mann semblent ne jamais pouvoir accorder leurs actes et leur volonté».(2)
 

Anthony Mann signe également en 1957 un excellent film de guerre, "Cote 465", avant de se délocaliser en Europe au début des années soixante, où il tourne de gigantesques superproductions: "le Cid" en 1961, avec Charlton Heston, puis "la Chute de l’Empire romain" en 1964. Il meurt en 1967, sur le tournage de "Maldonne pour un espion".
 

Jérôme Gac
photo © "L’Homme de la plaine"


 

(1) "50 ans de cinéma américain", Nathan (1995)
(2) lacinematheque.fr
(3) Positif
(4) L’Humanité (03/08/2005)
 

Du 20 mars au 14 avril, à la Cinémathèque française, 51, rue de Bercy, Paris.
 

mardi 20 février 2024

Wild Way
















Une rétrospective des films d'Arthur Penn est à l'affiche de la Cinémathèque française.

Issu d'une famille juive d'origine russe, Arthur Penn a grandi à New York et à Philadelphie. Entré à la télévision en 1951, il y réalise un grand nombre de pièces, adaptations et dramatiques originales, puis met en scène des pièces à Broadway. Rompant avec les codes hollywoodiens de l’époque, il fait des débuts artistiques fracassants dans le cinéma en 1957, avec "le Gaucher". Si ce biopic de Billy the Kid est un échec commercial, il marque l'avènement d'un cinéaste qui ne tournera que quatorze films en trente-deux ans. Il est l’auteur d’une filmographie à la fois atypique et personnelle, révélant obstinément une vision pessimiste de l'Amérique qui transcende les genres abordés. Souvent solitaires et immatures, ses héros sont confrontés à un monde sauvage et froid. 

En 1967, il signe "Bonnie and Clyde", récit de la cavale d'un jeune couple qui multiplie les hold-up dans l’Amérique des années 1930, en pleine Dépression. Bernard Benoliel rappelle: «C'est en se glissant entre la fin du vieux code de censure (1966) et l'instauration d'une classification des films pour protéger le public (1968), en profitant de la déliquescence de l'ancien studio system, que "Bonnie and Clyde" (1967) renverse de toute son énergie le tabou cinématographique de la représentation d'un rapport sexuel (une fellation) et la limite admise jusque-là d'une mise à mort (un coup de feu en plein visage, des rafales de mitraillette si longues qu'elles continuent d'agiter de soubresauts des corps inanimés)(1)

Dans leur ouvrage "50 ans de cinéma américain", Jean-Pierre Coursodon et Bertrand Tavernier constatent: «Cinéaste du chaos et du tumulte intérieur, peintre des consciences embryonnaires et torturées, Penn a poussé très loin l’expression physique d’un “malaise”, spécifiquement moderne, celui de l’individu, invariablement marginal, cherchant obscurément à définir son identité à travers un rapport toujours problématique à l’autre et au monde. Inaptes à la communication, étrangers à toute structure sociale, ses personnages s’inventent des communautés parallèles (gangs de "Bonnie and Clyde", "Le Gaucher", "Missouri Breaks" ; groupes hippies de "Alice’s Restaurant" ; bande de copains de "Georgia"), à l’intérieur desquelles circulent des échangent codifiés de signes, qui constituent leur langage. Ces groupes expriment une nostalgie de la famille, ultime garantie contre la menace d’un univers chaotique où l’individu ne parvient pas à trouver sa place. Aspiration utopique, certes (et d’ailleurs inconsciente), comme l’est la quête du père, ou d’une image paternelle de remplacement, thème constant chez l’auteur du "Gaucher"». 

De film en film, Arthur Penn oppose l'ordre social à ses personnages, que ce soit l'individu anormal dans "Miracle en Alabama" (1962), les hors-la-loi dans "le Gaucher" et "Bonnie and Clyde" (1967), le marginal dans "Georgia" (fresque sur l'immigration yougoslave aux États-Unis tournée en 1981) et "la Poursuite impitoyable" (1965), l'Indien voué à l'extermination par les tuniques bleues dans "Little Big Man" (1970), etc. Tous se heurtent à une société qui ne peut résoudre ses problèmes que par la violence: la mort de Bonnie et de Clyde, le massacre des Indiens, etc. Coursodon et Tavernier écrivent: «Le héros de Penn est farouchement fermé à la connaissance de soi et du monde qui pourrait le sauver de son aliénation. Opaque à lui-même, il veut être “reconnu” avant de se connaître (…)».
(2)

Le critique Philippe Rouyer écrit, à propos d'Arthur Penn: «Ses liens étroits avec l’Actors Studio, dont il sera plus tard le directeur artistique, le prédisposaient à travailler avec Marlon Brando, Paul Newman, Robert Duvall, Anne Bancroft, Warren Beatty, Dustin Hoffman ou Gene Hackman. De la Méthode, il a gardé une attention aux gestes, aux corps et aux constantes hésitations afin d’exprimer ce que les mots ne sauraient dire chez des personnages pour qui le langage paraît impossible à maîtriser, quand ils n’en sont pas totalement privés.»
(3)

Philippe Rouyer raconte: «De son expérience théâtrale, Penn a aussi hérité le goût d’une part d’improvisation dans la caractérisation du personnage qui intervient au terme d’un long et patient travail sur le texte. Il n’écrit d’ailleurs jamais seul ses films et part volontiers d’un matériau préexistant : pièce, livre, voire scénario novateur comme dans le cas de "Bonnie and Clyde" qu’il accepte de tourner pour le plaisir de retrouver Warren Beatty qui lui garantit le final cut. En apparence, cette cavale sanglante du couple de bandits qui a défrayé la chronique dans l’Amérique des années 1930 s’inscrit dans la tradition du film criminel. Penn fait cependant subir au genre un traitement proche de celui qu’il avait réservé au western avec "le Gaucher" auquel "Bonnie and Clyde" semble répondre par bien des aspects. L’approche psychologique du couple et des relations qu’il forme avec sa bande démythifie l’aura légendaire des amants qui n’en sont pas vraiment: Clyde est impuissant et, malgré les efforts de Bonnie, le restera jusqu’à ce que, peu avant leur mort, le poème qu’elle a écrit sur leurs exploits le libère enfin. Cette attention portée par les gangsters à la manière dont leurs faits d’armes sont glorifiés rejoint celle de Billy le Kid dans "le Gaucher", intrigué par ses rencontres avec l’inquiétant auteur de fascicules grand public qui fait de lui un héros avant de le renier. Cette préoccupation se retrouve au cœur de "Little Big Man", où Jack Crabb (Dustin Hoffman), du haut de ses 121 ans, dernier survivant du massacre de Little Big Horn, raconte à un jeune intervieweur ses incroyables exploits de visage pâle élevé par les Cheyennes auprès desquels il a passé la majeure partie de son existence».


Et Philippe Rouyer de rappeler qu’Ingmar Bergman voyait en Penn «un des plus grands metteurs en scène au monde».
(3)

Jérôme Gac

photo: "Bonnie and Clyde"
 

(1) cinématheque.fr
(2) "50 ans de cinéma américain"
(Nathan, 1995)
(3) festival-larochelle.org


Du 21 au 29 février, à la Cinémathèque française
51, rue de Bercy, Paris. Tél. 01 71 19 33 33.


mardi 2 janvier 2024

Et la modernité fut


 

 

 

 

 

 

 

 

  

Une rétrospective retraçant la carrière de Roberto Rossellini, du néoréalisme italien jusqu'à ses réalisations pour la télévision, est à l'affiche de la Cinémathèque française.

Films pour le grand écran et la télévision et rencontres sont au programme de la rétrospective que consacre la Cinémathèque française à Roberto Rossellini, artisan du néoréalisme italien et inventeur de la modernité au cinéma. Rossellini se familiarise très tôt avec le cinéma, puisqu’il est le fils d’un homme d'affaires qui a fait construire le Corso, premier cinéma moderne de Rome. À la mort de son père, en 1932, il entre dans la vie active pour subvenir aux besoins de sa famille: bruiteur, puis scénariste, il est ensuite monteur, puis doubleur, avant de réaliser des courts métrages.

À Tarente pour réaliser un documentaire sur un navire de guerre, il y tourne en 1940 son premier long métrage, "Le Navire blanc", qui est récompensé de la Coupe du Parti fasciste à la biennale de Venise. Suivent "Un pilota ritorna" (1941) et "L'Uomo della croce" (1943) qui confirment son engagement aux côtés de la propagande fasciste. À la chute du régime mussolinien, il signe "Rome, ville ouverte" en 1945, avec des acteurs inconnus dans une Rome exsangue pour décor. Succès mondial, l’œuvre est primée au Festival de Cannes et devient l’emblème du courant néoréaliste italien.

Rossellini enchaîne avec "Païsa", film à sketches exhibant la tragédie traversée par l'Italie pendant la guerre. La force de l’œuvre tient dans son objectivité documentaire, sa description crue de la réalité, sans lyrisme ni pathos. Son film suivant, "Allemagne, année zéro", est une description acerbe de la décomposition de la société allemande après la chute du nazisme, à travers le suicide d'un enfant parricide. Puis, "L’Amore" réunit "la Voix humaine", adaptation de la pièce de Jean Cocteau interprétée par Anna Magnani, que l’on retrouve dans la deuxième partie, "le Miracle", dans la peau d’une paysanne croyant rencontrer Saint Joseph.

Au même moment, Ingrid Bergman le sollicite dans une lettre datée du 7 mai 1948 : «Cher Monsieur Rossellini, j'ai vu vos films "Rome ville ouverte" et "Païsa" et les ai beaucoup aimés. Si vous avez besoin d'une actrice suédoise qui parle très bien l'anglais, qui n'a pas oublié son allemand, qui n'est pas très compréhensible en français, et qui, en italien ne connaît que “ti amo”, je suis prête à venir faire un film avec vous». Rossellini rencontre alors la plus grande star hollywoodienne de l’époque sur le tournage londonien des "Amants du Capricorne", d'Alfred Hitchcock. L’actrice quitte aussitôt Hollywood pour le suivre, et l'Amérique est scandalisée par l’histoire de ces amants mariés chacun de leurs côtés.

Ils s’uniront officiellement en 1950, avant de se séparer en 1957, Rossellini étant d’une infidélité flagrante et n’hésitant pas à humilier régulièrement sa femme dans ses déclarations dans la presse. Auteur de "l’Année des volcans" (Flammarion), l'écrivain et critique de cinéma François-Guillaume Lorrain raconte: «Quand Rossellini reçut la lettre qu'elle lui avait écrite, il ne savait pas qui était Ingrid Bergman, il n’avait vu aucun de ses films ! Qu’ils travaillent ensemble avait tout d’impossible. Et c’est justement ça qui va intéresser Rossellini : parce que c’est impossible, il va faire "Stromboli"».(1)

François-Guillaume Lorrain poursuit: «On connaît les réactions du producteur Howard Hughes quand il a vu le film: il était scandalisé de voir Ingrid Bergman aussi moche ! Et c’est vrai qu’elle est mal habillée dans le film. Mais son personnage est moderne : elle joue une femme étrangère à tout. Etrangère à Stromboli, étrangère à son mari, étrangère à sa propre image et même étrangère au monde. Il faut qu’une porte s’ouvre pour la sauver, la réconcilier avec la vie. Ce personnage renvoie Ingrid Bergman à ce qu’elle vit, de manière transcendée. Rossellini a compris qu’elle est une prisonnière qui cherche la lumière. Et c’est le rôle qu’il lui fait jouer dans son film. Il s’inspire de sa réalité à elle. Quand, au cours du tournage, elle tombe enceinte de lui, il intègre cela à l’histoire. Il est au plus près de la vérité. Il filme Stromboli à la manière d’un documentariste et, en mettant en scène Ingrid Bergman, il réalise presque une sorte de documentaire sur elle, et sur l’amour qui naît entre eux. C’est très nouveau et ça va marquer le cinéma mondial».(1)

François-Guillaume Lorrain souligne: «Rossellini sent très vite qu’elle n’est pas la femme qu’il lui faut. Et elle, de son côté, comprend peu à peu qu’elle est entrée dans une nouvelle prison. Rossellini, tout en lui donnant la liberté qui va avec ses méthodes de travail, l’enferme dans sa logique. C’est un homme égoïste, qui vit à son propre rythme, avance sur son chemin sans en dévier. Mais les films qu’ils font ensemble sont des échecs publics. Ingrid Bergman s’enfonce dans un cinéma qui n’est plus vu, tout simplement»(1). De "Stromboli" (photo) à "Jeanne au bûcher", ils auront durant cette période tourné cinq films ensemble, souvent des œuvres intimistes et d’inspiration autobiographique, comme "Voyage en Italie" qui est une radiographie d’un couple en crise, ou "la Peur", d’après Stefan Zweig, qui préfigure leur séparation.

Historien du cinéma, Antoine de Baecque assure: «Le génie de Rossellini, c'est d'avoir inventé le cinéma moderne en filmant Ingrid Bergman toute simple: il a à sa disposition la plus grande star mondiale, en mains des contrats faramineux avec Hollywood, mais filme en Italie, sur les pentes du Stromboli, celles du Vésuve, dans un asile psychiatrique, en attendant qu'il ne se passe plus rien, plus rien d'autre que le monde se reflétant sur le visage ou dans le regard de sa femme-actrice. Plus d'intrigue compliquée, plus de maquillage, très peu de mots, juste une chasse au thon, des yeux de folles, des squelettes, la ville de Naples: les “Bergman-films” de Rossellini ("Stromboli", "Europe 51", "Voyage en Italie", "la Peur") réinventent le cinéma à partir du néant du monde».(2)

Rossellini part en Inde en 1958, où il tourne "India: Matri Bhumi", documentaire qui pose un regard poétique sur ce pays. Puis, il reçoit le Lion d'Or à la Mostra de Venise pour "le Général della Rovere", avec Vittorio De Sica, qui marque un retour au néoréalisme. Rossellini signe dans la foulée "Vanina Vanini", d’après Stendhal, une chronique historique qui décrit la Rome pontificale, mais ses films sont désormais délaissés par le public et oubliés par la critique.

Après l'échec de "Anima nera", en 1962, il se tourne vers la télévision où il traite avec pédagogie de sujets historiques ("La Prise du pouvoir par Louis XIV", 1967 ; "Socrate", 1970 ; "Blaise Pascal", 1972 ; "René Descartes", 1974), et s'intéresse à la condition humaine à travers les thèmes de la folie, la sagesse, le courage et la peur. Il livre en 1976 un ultime long métrage pour le grand écran, "Le Messie", évocation de la figure du Christ.

Jérôme Gac


(1) telerama.fr
(30/06/2014)
(2) Libération (25/01/2006)


Du 3 janvier au 7 février, à la Cinémathèque française
, 51, rue de Bercy, Paris. Tél. 01 71 19 33 33.