lundi 28 novembre 2016

La vie passionnée de Kirk Douglas
















En dix films, la Cinémathèque de Toulouse célèbre le centième anniversaire de l’acteur américain.

Né de parents russes, le 9 décembre 1916 dans l’état de New York, Kirk Douglas se forme à l'American Academy of Dramatic Art. Il débarque à Hollywood à la fin de la Seconde Guerre mondiale et obtient en 1949 son premier rôle important dans "le Champion", de Mark Robson - rôle de boxeur forcené et arriviste qui marquera la suite de sa carrière. Sa popularité n’a de cesse de croître avec des films d'aventure comme "la Captive aux yeux clairs" de Howard Hawks, en 1951, ou "l'Homme qui n'a pas d'étoile" de King Vidor, en 1954. 

Acteur engagé, il affronte les sujets difficiles et fonde en 1955 sa société de production, donnant alors sa chance à Stanley Kubrick avec "les Sentiers de la gloire" (1957). Il tourne de nouveau avec Kubrick, endossant le rôle-titre de "Spartacus" en 1959, mais aussi avec Vincente Minnelli ("Les Ensorcelés", 1952 ; "La Vie passionnée de Vincent Van Gogh", 1955), John Sturges ("Règlement de comptes à O.K. Corral", 1956), Elia Kazan ("L'Arrangement", 1969), Joseph L. Mankiewicz ("Le Reptile", 1970), Brian de Palma ("Furie"), etc. 

À l’occasion du centième anniversaire de l’acteur, la Cinémathèque de Toulouse projette dix films puisés dans sa filmographie, présentant autant de facettes d’une des dernières légendes vivantes de l’âge d’or des studios. Au programme : de l’aventure ("Les Vikings"), du western ("La Captive aux yeux clairs", "El Perdido", "La Rivière de nos amours"), du polar ("Histoire de détective"), de la comédie dramatique ("Les Ensorcelés", "Chaînes conjugales") et du drame ("La Femme aux chimères", "La Vie passionnée de Vincent van Gogh", "Seuls sont les indomptés").


Jérôme Gac
"Les Ensorcelés" © collections La Cinémathèque de Toulouse


En septembre dernier, Kirk Douglas a pris position contre Donald Trump dans une tribune publiée par le Huffington Post :
 

Le chemin devant nous

 «Je suis dans ma centième année. Quand je suis né en 1916 à Amsterdam, New York, Woodrow Wilson était notre président. Mes parents, qui ne savaient ni parler ni écrire l’anglais, étaient des émigrés de Russie. Ils faisaient partie d’une vague de plus de deux millions de juifs qui ont fui les pogroms meurtriers du tsar au début du XXe siècle. Ils étaient à la recherche d’une meilleure vie pour leur famille dans un pays magique où, croyaient-ils, les rues étaient littéralement pavées d’or.

Ce qu’ils n’avaient pas réalisé avant d’arriver étaient que ces belles paroles gravées sur la Statue de la Liberté dans le Port de New York
Give me your tired, your poor, your huddled masses, yearning to breathe free ne s’appliquaient pas de la même manière à tous les Américains. Les Russes, les Polonais, les Italiens, les Irlandais, et particulièrement les catholiques et les juifs, ont été traités comme des extra-terrestres, des étrangers qui ne deviendraient jamais de vrais Américains.

On dit qu’il n’y a rien de nouveau sous le soleil. Depuis que je suis né, notre planète a voyagé autour de lui une centaine de fois. Avec chaque orbite, j’ai regardé notre pays et notre monde évoluer de manières qui auraient été inimaginables pour mes parents, et qui continuent de m’épater année après année. Au cours de ma vie, les femmes américaines ont obtenu le droit de vote, et une d’entre elles est finalement candidate d’un parti politique majeur. Un Irlandais-américain catholique est devenu président. Peut-être encore plus incroyable, un Afro-américain est notre président aujourd’hui.


Plus j’ai vécu, moins j’ai été surpris par l’aspect inévitable du changement et je me suis réjoui qu’un tel nombre des changements que j’ai vus aient été positifs. Mais j’ai aussi traversé les horreurs d’une Grande Dépression et deux guerres mondiales ; la seconde ayant été provoquée par un homme qui promettait de rendre à son pays sa grandeur d’antan. J’avais 16 ans quand cet homme est arrivé au pouvoir en 1933. Pendant près d’une décennie avant son ascension, il était raillé, on ne le prenait pas au sérieux. Il était vu comme un bouffon qui ne pouvait pas réussir à duper un peuple éduqué et civilisé avec sa rhétorique nationaliste et haineuse. Les
experts ne le prenaient pas en considération, comme s'il était une blague. Ils avaient tort.

Il y a quelques semaines, nous avons entendu les mots prononcés en Arizona ; des mots que ma femme, Anne, qui a grandi en Allemagne, a trouvés glaçants. Ils auraient pu être prononcés en 1933. 


Nous devons aussi être honnêtes sur le fait que toutes les personnes qui cherchent à rejoindre notre pays ne seront pas capables de s’assimiler correctement. Il est de notre droit, en tant que nation souveraine, de choisir les immigrants que nous pensons être les plus à même de prospérer et s’épanouir ici… Ce qui inclut de nouveaux tests de filtrage pour tous les candidats à l’immigration comportant une certification idéologique pour nous assurer que ceux que nous acceptons dans notre pays partagent nos valeurs…

Ce ne sont pas les valeurs pour lesquelles nous avons combattu lors de la Seconde Guerre Mondiale. Jusqu’à ce jour, je croyais avoir tout vu sous le soleil. Mais je n’avais jamais été témoin de cette stratégie de la peur de la part d’un candidat majeur à la Présidentielle américaine de toute ma vie. J’ai vécu une longue et belle vie. Je ne serai pas ici pour en voir les conséquences si ce mal prend racine dans notre pays. Mais vos enfants et les miens seront là. Et leurs enfants. Et les enfants de leurs enfants.


Nous aspirons tous à rester libres. C’est pour cela que nous nous battons en tant que pays. J’ai toujours été profondément fier d’être un Américain. Pour les jours qui me restent à venir, je prie pour que cela ne change jamais. Dans la démocratie qui est la nôtre, la décision de rester libres est entre nos mains.


Mon centième anniversaire tombe pile un mois après la prochaine élection présidentielle. J’aimerais le célébrer en soufflant les bougies de mon gâteau puis en sifflant "Happy Days Are Here Again". Comme ma regrettée amie Lauren Bacall a dit un jour :
Tu sais siffler, n’est-ce pas ? Tout ce qu'il faut, c'est joindre les lèvres et souffler

Du 30 novembre au 18 décembre, à la Cinémathèque de Toulouse,
69, rue du Taur, Toulouse. Tél. : 05 62 30 30 11.


dimanche 6 novembre 2016

La France du XXe siècle
















Entamé au printemps, un cycle dédié au cinéma policier français se poursuit cet automne à la Cinémathèque de Toulouse qui invite le cinéaste Nicolas Boukhrief.

Le cinéma français étant le domaine privilégié des auteurs, les genres y ont peu prospéré. Seul le cinéma policier a très vite trouvé en France un territoire où se déployer, circulant à la fois du côté du cinéma populaire comme du côté des auteurs. La Cinémathèque de Toulouse poursuit cet automne un cycle dédié à ce genre, cycle entamé au printemps et reprenant à partir des années cinquante qui furent le cadre d’une véritable renaissance du genre. C’est l’apparition de la collection Série Noire, créée chez Gallimard par Marcel Duhamel au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, qui provoque ce renouveau sur grand écran, terreau de l’éclosion d’un âge d’or du polar à la française au cours des années 1960 et 1970.


Dans son ouvrage de référence "le Cinéma policier français"(1), François Guérif écrit: «Le film policier tient aussi du film d’aventures et se passe dans tous les milieux sociaux. Il recouvre des catégories différentes : énigme, thriller, film noir, psychologie criminelle, étude de mœurs, etc. Le film policier a deux types essentiels de personnages : celui qui commet le délit et celui qui cherche à découvrir comment a été commis le délit et/ou à mettre hors d‘état de nuire le responsable du délit ; autrement dit, le flic et le truand, le juge et l’assassin, le chasseur et le chassé. Dans ce dernier cas, et dans la catégorie suspense, cela peut être l’assassin et sa victime. En tout état de cause, le personnage est un véhicule qui permet de pénétrer partout et de dévoiler les vérités cachées que recèle le monde. Par ailleurs, comme tout film, le film policier reflète la société de l‘époque à laquelle il a été tourné. Mais, en dévoilant ce qui se passe “derrière” la façade, en évoquant les interdits, en constatant l‘évolution des lois, de la criminalité et de sa répression, il la reflète sans doute plus fidèlement qu’aucun autre genre», constate François Guérif.


Selon Franck Lubet, responsable de la programmation de la Cinémathèque de Toulouse, «le polar est à la fois populaire auprès des spectateurs et laboratoire pour les cinéastes. La Nouvelle Vague, qui vient bousculer le cinéma, n’y coupe pas. Truffaut tire sur l’ambulance en y mêlant éléments comiques et mélodramatiques (Tirez sur le pianiste). Godard, qui n’est jamais à bout de souffle, plonge Lemmy Constantine dans une aventure digne d’un collage surréaliste (Alphaville). Chabrol, l’œil malin, en fait un pied-de-biche pour disséquer la société (Le Boucher). Le polar n’est pas que divertissement, il est aussi dynamite. Les années 1970, 1980 – "Armaguedon", "Le Choix des armes", "Mort d’un pourri", "Extérieur, nuit", "Police" (photo), "L.627" – le voient sortir de sa mythologie… pour en créer une nouvelle. Et c’est peut-être là l’essence du cinéma policier. Il peut parler de la société contemporaine, de sa production, en montrer les recoins les plus sombres, en dénoncer les institutions et se faire radiographie des hommes et des femmes qui la composent ; au final, il est surtout – il est avant tout – cinéma. Tour à tour iconographique et iconoclaste. Avec ses codes, que l’on respecte ou que l’on détourne, il est pour le cinéma un laboratoire où se fabriquent des images. Une imagerie. Une imageraie. Et quoiqu’on en pense, ce n’est pas par fascination pour les truands ou la maréchaussée que l’on aime le cinéma policier, mais pour le cinéma. On y trouvera un éventail de mises en scène (du cinéma de papa au cinéma de francs-tireurs, de la stylisation quasi abstraite de Melville au souci de vérité intransigeant de Pialat) réunies autour d’un dénominateur commun. Un genre.»


Le cinéaste Nicolas Boukhrief sera à cette occasion l’invité de la Cinémathèque de Toulouse, parce que ses «films ("Le Convoyeur", "Cortex", "Gardiens de l’ordre", "Made in France") s’inscrivent parfaitement dans une tradition du genre tout en le renouvelant», termine Franck Lubet.


Jérôme Gac

"Police" © collections La Cinémathèque de Toulouse
 

(1) Éd. Veyrier
 

Du 9 novembre au 18 décembre, à la Cinémathèque de Toulouse,
69, rue du Taur, Toulouse. Tél. : 05 62 30 30 11.


mercredi 26 octobre 2016

Majorité décadente















Festival très décalé de la Cinémathèque de Toulouse, Extrême Cinéma invite notamment le cinéaste américain Frank Henenlotter.
 

Depuis près de vingt ans, Extrême Cinéma navigue en eaux troubles, aux marges de l’histoire officielle du septième art. Enfant terrible de la Cinémathèque de Toulouse, ce festival insolite se veut infréquentable, s’employant à dénicher les films maudits du patrimoine cinématographique, sans toutefois laisser de côté les classiques les plus atypiques. Flirtant souvent avec un mauvais goût fièrement assumé, Extrême Cinéma se plait ainsi à railler les normes établies à travers des rétrospectives et des rencontres, une longue nuit de clôture et des séances spéciales ou jeune public.
 

Pour sa 18e édition, «Extrême Cinéma invite les arts graphiques et la musique à festoyer avec une sélection d’une trentaine de films. Deux expositions et un concert montés avec l’aide précieuse du Collectif Indélébile, l’association Finger In Ze Noise, les Pavillons Sauvages et le collectif IPN. Tout ceci hors les murs. Juste parce qu’il nous semble que ces propositions participent d’une même culture frondeuse et indépendante», assurent les programmateurs. Un ciné-concert est annoncé pour l'ouverture du festival avec la projection de "Point ne tueras" (High Treason), film muet réalisé en 1929 par Maurice Elvey et découvert en 1960 par la Cinémathèque de Toulouse. Œuvre rare d’une étonnante modernité tant par son discours pacifiste que par son esthétique, ce récit d’anticipation situé en 1995 sera accompagné par le groupe toulousain Bewitched. Interdite aux moins de dix-huit ans, la traditionnelle nuit de clôture débitera huit heures de projection avec des longs et des courts, des bandes-annonces, un ciné-concert assuré par Brame et quelques surprises.
 

Parmi les invités, on attend cette année la visite des réalisateurs Éric Valette et Gabe Bartalos, de l’auteur et dessinateur de bandes dessinées - condamné pour obscénités aux États-Unis - Mike Diana, de l’acteur et producteur Anthony Sneed, de l’acteur et écrivain Mike Hunchback, et de Manon Labry, auteure du livre "Riot Grrrls: chronique d’une révolution punk féministe". Le cinéaste Frank Henenlotter présentera ses six films, la plupart devenues cultes, tournés entre 1982 et 2015. Entre horreur et comédie, cette œuvre constitue un portrait libre et décalé d’une l’Amérique invisible peuplée de marginaux, cinglés, proscrits et autres clandestins d’une société trop normée. «Peu importe si je n’avais pas d’argent pour faire "Basket Case" ("Frères de sang, 1982") ou 1 500 000 dollars pour faire "Frankenhooker" (1990). Les deux ont été éreintants, c’est un travail tellement difficile. Cela reste des films à petit budget, même avec 1 500 000 dollars, et vous devez toujours trouver des solutions pour chaque prise, vous ne pouvez pas être fatigué, vous devez réfléchir tout le temps, résoudre chaque problème qui apparaît. Sur "Chasing Banksy" (2015), pour des raisons que j’ignore, cela a été très fluide tout comme pour "Bad Biology" ("Sex addict", 2008) que j’ai pris beaucoup de plaisir à faire. C’était le premier après une longue période et ça reste peut-être aujourd’hui mon film préféré»(1), avouait Frank Henenlotter en mars dernier.

Jérôme Gac

photo : "Chasing Banksy"


(1) cinemafantastique.net    


Extrême Cinéma, du 28 octobre au 5 novembre, à la Cinémathèque de Toulouse

69, rue du Taur, Toulouse. Tél. : 05 62 30 30 11.

vendredi 14 octobre 2016

Le clown





















Pierre Étaix s'est éteint à l'âge de 87 ans, le 14 octobre 2016. Le mois dernier, il avait annulé sa venue à Toulouse où il devait participer au Festival international du Film grolandais qui lui rendait hommage à la Cinémathèque de Toulouse. Retour sur le parcours d’un artiste atypique aux multiples talents.

Ses films sont longtemps restés invisibles en raison d’un imbroglio juridique de vingt ans. Une fois le litige résolu, Pierre Étaix est venu présenter en 2011 l’intégrale de son œuvre à la Cinémathèque de Toulouse. On devait le retrouver en septembre dernier dans la Ville rose, à l’invitation du Fifigrot. Souffrant, il avait finalement annulé sa participation au Festival international du Film grolandais de Toulouse qui lui a rendu un heureux hommage en forme de carte blanche, avec la projection de ses deux premiers courts métrages ainsi que "Pays de Cocagne". Il s'est éteint le 14 octobre, à l'âge de 87 ans.


Artiste atypique aux multiples talents, Pierre Étaix avait débuté sur les scènes de cabarets et de music-halls parisiens: «Au music-hall, je faisais mon numéro avec une moustache, une veste trop grande, un pantalon en accordéon, jusqu'au jour où un directeur de cabaret m'a fait remarquer que je serais beaucoup plus drôle en smoking, comme Tino Rossi. Ce fut le déclic ! Un type en habit qui perd son bouton ou cherche à cacher une imperfection vestimentaire fait beaucoup plus rire qu'un type vêtu comme vous et moi et dont la manche de chemise est trop longue.»(1) Pierre Étaix s'est inspiré du slapstick, l'école du burlesque muet américain dont les virtuoses furent Buster Keaton, Harold Lloyd, Charlie Chaplin et Laurel et Hardy. 

Il a collaboré avec Jacques Tati pour "Mon oncle", une expérience qui débouchait au début des années soixante sur la réalisation de deux courts métrages : "Rupture" (photo) et "Heureux anniversaire". Le second remportera l'Oscar alors que son premier long - dont il est également l'interprète - était déjà tourné. "Le Soupirant" et les quatre films qui suivront sont cosignés avec Jean-Claude Carrière. Entamée avec les courts métrages, cette collaboration de dix ans avec le scénariste de Luis Buñuel accouchera d'un cinéma peu dialogué qui enchaîne les gags visuels soigneusement élaborés à la manière d'un artisan.

Doué pour le dessin, Pierre Étaix confessait à propos de ce talent: «Ce que j'ai appris sur le rythme des couleurs, des lignes, l'équilibre des noirs et blancs, le souci du cadre, a influencé tout ce que j'ai fait au cinéma. Et d'ailleurs, sur le plateau, mes croquis de personnages, des costumes, des décors, valaient mieux qu'un long discours.»(1) Yoyo, son personnage fétiche, est né d’un dessin avant de devenir ce clown arpentant les chapiteaux de cirque dans toute l’Europe durant les années soixante. Pour le grand écran, il réalisera "Yoyo" en 1965, multipliant les clins d'œil à ses maîtres du muet et rendant hommage au cirque sous les traits d’un Max Linder itinérant. 


Face à la modernité galopante du monde, une certaine nostalgie irradie l'univers de Pierre Étaix, notamment dans "Tant qu'on a la santé" et "le Grand Amour", à la fin des années soixante. Dans "Pays de cocagne", documentaire filmé sur les plages, son personnage lunaire disparaît de l'écran au bénéfice d'un portrait sans concession de la France en vacances. L'accueil est si glacial en 1970 que sa carrière de réalisateur s’interrompt. «Etre comique, c'est suspect ! Nous représentons un art mineur, méprisé ! Lorsqu'il s'agit de tourner un film dramatique, ou un film d'action, on déploie des moyens exceptionnels, on trouve normal de mobiliser des gens de qualité, des spécialistes des effets spéciaux, des cascadeurs... Lorsqu'il s'agit d'un film comique, c'est toujours trop cher, c'est de la folie ! On ne rencontre que des casseurs d'enthousiasme !»(1), confessera Pierre Étaix.

Il poursuivra ses activités au théâtre et à la télévision, et créera l’École nationale de Cirque avec sa femme Annie Fratellini. Retraçant son parcours protéiforme sous la forme d’un abécédaire, il venait de publier un ouvrage, "C’est ça Pierre Étaix"(2), où se télescopent ses dessins, ses affiches, ses jeux de mots, etc. 

Jérôme Gac
"Rupture" © Carlotta Films
 

(1) Le Monde (04/07/2010)
(2)
Séguier (2015)
 

jeudi 6 octobre 2016

Bertrand, Akira, Abel et les autres















De Jean-Charles Fitoussi aux frères Cohen, la saison de la Cinémathèque de Toulouse fera la part belle aux cinématographies française et américaine, avec des détours vers le Japon, la Pologne, l’Italie, etc.

Après avoir exhibé une galerie de savants fous en septembre, la Cinémathèque de Toulouse accueille en ce début d’automne le festival Cinespaña. Avant la prochaine édition du festival Extrême Cinéma, attendue comme il se doit aux alentours de la Toussaint, la salle de la rue du Taur s’intéresse en octobre à Jean-Charles Fitoussi, en partenariat avec le Printemps de Septembre. Cinéaste à l'œuvre atypique où se mêlent réalité, poésie et fantastique, il a signé une suite de films regroupés dans la série "le Château de Hasard". «Chacun de mes films s’inscrit dans un ensemble intitulé "le château de hasard". Il n’y avait au départ d’autre dessein que de témoigner de la toute-puissance du hasard en matière de création. Au fur et à mesure, des liens se sont formés entre les films, créant des séries, suscitant des suites, comme l’agencement des pièces d’un château. Le rez-de-jardin est aujourd’hui achevé (huit films et demi), le premier étage est en cours de construction (un film réalisé et deux esquissés sur les huit projetés). Enfin, quelques dépendances, au double sens du terme», précise Jean-Charles Fitoussi. Artiste moins confidentiel, surtout depuis son "Saint Laurent" avec Gaspard Ulliel, Bertrand Bonello est annoncé en janvier pour une carte blanche. 


Entretenant cette saison un dialogue permanent entre le cinéma contemporain et le cinéma de patrimoine, la programmation de la Cinémathèque de Toulouse alternera cycles longs et cycles plus courts, rétrospectives et thématiques, monographies et panoramas. On verra en novembre le second volet du cycle dédié au cinéma policier français qui couvre la période des années cinquante à nos jours, puis une rétrospective et une exposition rendront hommage au printemps à l’actrice Ginette Leclerc – immortalisée grâce à son rôle dans "la Femme du boulanger".

La programmation des ciné-concerts est dédiée cette saison à l’âge d’or du cinéma muet scandinave, avec les cinéastes majeurs de cette période: August Blom, Benjamin Christensen, Carl Theodor Dreyer, Holger-Madsen, Gustaf Molander, Victor Sjöström et Mauritz Stiller. Pour Franck Lubet, responsable de la programmation de l’archive toulousaine, «le cinéma scandinave est un vivier de cinéastes hors normes. Dès les années 1910, alors que la Première Guerre mondiale brisait l’élan dominateur des cinématographies française et italienne, le cinéma muet scandinave, poussé par la Nordisk danoise et la Svenska Bio suédoise (les deux maisons de production les plus importantes), imposait une esthétique extrêmement graphique qu’il allait par la suite essaimer dans toute l’Europe – Dreyer ("La Passion de Jeanne d’Arc", "Vampyr", etc.) – jusqu’à Hollywood – Sjöström ("La Charrette fantôme", "Le Vent", etc.) ou Stiller ("La Légende de Gösta Berling" qui découvrait Greta Garbo). Un âge d’or. Pour le cinéma scandinave. Et pour le cinéma en général, sur lequel il imprimera une influence majeure : l’art de la lumière. Une photographie des plus picturales, tant dans son sens de la composition que dans sa texture même, qui tient davantage du charbon et neige que du noir et blanc.»


Le cinéaste japonais Akira Kurosawa sera à l’honneur, tout comme Jerzy Skolimowski, invité durant la Semaine Polonaise. Le metteur en scène italien Pippo Delbono présentera ses films, à l’occasion des représentations de ses spectacles au Théâtre national de Toulouse. En écho à l'exposition «Fenêtres sur cours» présentée au Musée des Augustins, une sélection d’une dizaine de films se déploiera cet hiver autour du thème de la cour et ses représentations à l’écran. Au printemps, un cycle sera consacré à la justice avec la projection de plusieurs films de procès, et un week-end de février sera dévolu aux fictions mettant en scène les exploits de l’aéropostale.


Du côté du cinéma américain, le centième anniversaire de la naissance de l’acteur Kirk Douglas sera l’occasion de découvrir en décembre une exposition et une programmation de films. Le fameux documentariste Frederick Wiseman rendra visite aux cinéphiles toulousains en 2017, et les films des frères Cohen seront à l’affiche avant l’été, en préambule à la nouvelle édition du «Cinéma en plein air». On attend ces jours-ci la visite d’Abel Ferrara à Toulouse, le temps d’une rétrospective (photo) auréolée d’un concert au Metronum. «Je travaille sans histoire, sans récit, sans scénario, je m'appuie juste sur les personnalités des acteurs, et la façon dont ils peuvent bouger. Ces gens vont incarner quelque chose, vont se croiser, et il faut rendre ça dynamique. Ce sont les acteurs et les actrices qui me sauvent», confiait en 2005 le cinéaste new-yorkais au quotidien Libération. Celui qui vient de signer un film sur Pasolini assurait à l’époque : «Les questions nées du 11 septembre ont changé les mentalités : les gens se veulent plus efficaces, il faut faire des choses utiles, et les idées qui ne vont pas dans ce sens ne sont plus comprises. Ça a changé l'attitude vis-à-vis du cinéma : faire des films aujourd'hui à New York est plus difficile, surtout pour moi. On ne m'y comprend plus...».


On retrouvera les habituels rendez-vous réguliers tels le Film du Jeudi dédié aux classiques, Danse à la Cinémathèque qui fait écho aux programmes proposés par le Ballet du Capitole, L’Odyssée de l’Espace élaboré en partenariat avec le CNES et la Cité de l’Espace, ou encore La Production audiovisuelle en Région. Trois nouveaux rendez-vous seront proposés, notamment un partenariat avec l’ACID (Association du Cinéma indépendant pour sa Diffusion) et le cinéma Le Cratère, ou avec le Centre national de la Cinématographie pour parcourir l’histoire du cinéma français à travers les archives du CNC. Enfin, une exposition se prépare dès le début de l’année 2017 pour célébrer le vingtième anniversaire de l’installation de la Cinémathèque de Toulouse au 69 de la rue du Taur.


Jérôme Gac

photo : "Snake Eyes", A. Ferrara
 

Rétrospectives :
Jean-Charles Fitoussi, du 11 au 16 octobre ; Abel Ferrara, du 15 au 27 octobre.

 

Ciné-concert : "Le Trésor d’Arne", de Mauritz Stiller, mardi 18 octobre, 20h30.
 

La Cinémathèque de Toulouse, 69, rue du Taur, Toulouse. Tél. : 05 62 30 30 11.
 

Concert : Abel Ferrara, vendredi 21 octobre, 20h30, au Metronum,
2, rond-point Madame de Mondonville, Toulouse.


samedi 10 septembre 2016

Jours de fête à Groland
















La cinquième édition du Festival international du Film grolandais de Toulouse invite Pierre Étaix et Lou Castel, rend hommage aux Branquignols, à Cavanna, Choron, Siné, Honoré, Tignous, Pierre Molinier...
 

Projections de courts et longs inédits, rétrospectives, concerts, expositions et rencontres littéraires sont au menu du Festival international du Film grolandais de Toulouse ! Pour cette cinquième édition du Fifigrot, le jury chargé de remettre les Amphores parmi les films inédits de la compétition sera présidé par Pierre Étaix. Ce dernier sera en excellente compagnie puisque entouré notamment de l’actrice et réalisatrice Yolande Moreau, du jeune acteur Vincent Lacoste, de l’humoriste Jules Édouard Moustic, de l’écrivain Jean-Bernard Pouy… Le public est lui aussi invité à décerner son prix parmi ces films «d’esprit grolandais». Plusieurs livres concourent également pour le prix de l’Amphore littéraire récompensant l’ouvrage le plus grolandais.
 

Des hommages seront rendus à l’acteur Lou Castel – en sa présence – ou encore à Cavanna, Choron, Siné et Honoré. On reverra avec plaisir les films des Branquignols, de Pierre Étaix, du Danois Anders-Thomas Jensen, etc. Une exposition dédiée au dessinateur Tignous sera installée à l’ABC. La Cinémathèque de Toulouse projettera un programme de films célébrant l’artiste Pierre Molinier, lequel sera exposé dans le cadre intimiste de la Chapelle des Carmélites.

Trois Grosses soirées sont annoncées en ville : mercredi, le Connexion affiche le meilleur de la musique grolandaise ; vendredi, la censure au cinéma est au programme d’une table ronde suivie de projections à Mix’Art Myrys, avant de faire place à des concerts. Enfin, la traditionnelle parade sera menée cette année par deux candidats prétendants au trône présidentiel : François Groland et Nanosarko sont attendus pour un bain de foule le samedi après-midi, de la place du Capitole à Saint-Sernin. Le défilé précèdera une soirée de concerts et de projections organisée place Saint-Sernin.
 

En clôture de ces réjouissances grolandaises, on verra "Gimme Danger" (photo), documentaire de Jim Jarmusch retraçant l’itinéraire des Stooges, le groupe de rock d’où émergea Iggy Pop. Au terme de la cérémonie d’ouverture, les organisateurs annoncent en avant-première un film surprise relatif à la question canine. L’œuvre est signée par l’un des grands noms du cinéma indépendant américain, lequel vient de déclarer lors d’un récent séjour en France : «Les gens avec qui je sens une connexion sont George Kuchar, Andy Warhol et John Waters. Selon moi, il n’y a pas plus indépendants qu’eux»!
 

Chaque soir, le grovillage installé dans la cour de l’Esav accueillera moult animations grolandaises et autres concerts gratuits. Partenaire du festival, le Collectif Culture Bar Bars promet de son côté tout au long de la semaine une programmation de concerts ou de projections dans une douzaine de bistrots.
 

Jérôme Gac
 

Fifigrot, du 19 au 25 septembre.

Grovillage, à partir de 18h30, à l’Esav
,
56, rue du Taur, Toulouse.


samedi 3 septembre 2016

Les cinglés du labo



















Le cycle «Savants fous» exhibe à la Cinémathèque de Toulouse une galerie de scientifiques incontrôlables.
 

Révélateur d’une humanité aux ambitions démesurées, le savant fou a fait école à l’écran depuis le succès du fameux "Frankenstein", adapté du roman de Mary Shelley par James Whale en 1931. La Cinémathèque de Toulouse projette ainsi seize films de divers genres (comédie, fantastique, science-fiction, satire sociale, etc.) exhibant quelques scientifiques mégalomanes. 

De la "Folie du docteur Tube" d’Abel Gance en 1915 et "Paris qui dort" de René Clair en 1923 – films muets présentés lors d’un ciné-concert avec Brame - jusqu’à "Hollow man, l’homme sans ombre" de Paul Verhoeven en 2000, cette galerie de savants fous exclut l’écurie des monstres des studios Universal, ceux-ci ayant déjà fait l’objet d’une rétrospective récente. La série des "Frankenstein" de James Whale est donc absente de cette programmation qui affiche la version d’Andy Warhol filmée par Paul Morrissey en 1973 : "Chair pour Frankenstein" (photo) avec Udo Kier, dans le rôle-titre, et Joe Dalessandro !


Ce sera aussi l’occasion de confronter trois adaptations du "Docteur Jekyll et Mister Hyde" de Robert Louis Stevenson : "le Chevalier de la nuit" de Robert Darène en 1954, "le Testament du Docteur Cordelier" de Jean Renoir en 1959, "Docteur Jerry et Mister Love" de Jerry Lewis en 1963.


Jérôme Gac


Du 13 au 28 septembre, à la Cinémathèque de Toulouse,
69, rue du Taur, Toulouse. Tél. : 05 62 30 30 11.


mercredi 1 juin 2016

Le New-yorkais














Une rétrospective à la Cinémathèque de Toulouse projette l’intégralité des longs métrages de fiction et quelques documentaires de Martin Scorsese. Retour sur un parcours américain.

Famille

 
Né en 1942, Scorsese a fait de la famille l’un des moteurs de son cinéma : «J'ai été élevé dans un milieu très conservateur. Parler de classe populaire ne serait pas pertinent. Nous étions en dessous, dans l'un des quartiers les plus pauvres de New York. Le monde de mes parents, celui de mes grands-parents, reproduisait sur le continent américain l'étroitesse du petit village sicilien dont ils étaient originaires. Ils m'ont inculqué un mode de pensée étriqué, hérité du Moyen Age. Sauf que j'ai grandi dans l'Amérique des années 1960, au moment où cet ancien monde, dans lequel j'avais un pied, était bouleversé par les valeurs de la contre-culture. Parmi celles-ci, il y a la musique de Bob Dylan et des Rolling Stones. Les conséquences sont incommensurables : j'appartiens à la première génération d'immigrants italiens qui a choisi de devenir américaine.»(1)
 

Musique et cinéma
 
«Dans ma famille, dans mon quartier, nous étions plus méditerranéens qu'américains, mais mes parents ont tout fait pour me permettre d'accéder à la réussite américaine. Mon père n'avait pas fait d'études et travaillait dans un pressing, mais il a payé pour que j'aille étudier à l'université de New York. Chez moi, tout le monde me prenait pour un fou quand j'ai dit que je voulais faire du cinéma. Et j'y suis parvenu ! Grâce à ces deux vertus américaines, le mérite et le travail, qui permettent d'évoluer, de grimper l'échelle sociale.»(2)


«Le rock est l'essence de mon cinéma, il exprime les sentiments de mes personnages. C'est la bande-son de leur vie. Nous écoutions la musique des Stones dans la rue, c'était le décor de notre vie. Je me demandais, adolescent, comment je parviendrais à transposer les moments les plus dramatiques de mon existence à l'écran, ce que j'ai finalement réussi avec "Mean Streets". Je le dois aux Rolling Stones. Ils ont d'abord fait en musique ce que je rêvais de faire au cinéma. Sans eux, je ne serais pas là.»(1)

 
Little Italy

 
New York est le cadre de la plupart des vingt-trois films de fiction de Martin Scorsese sortis à ce jour, tous projetés à la Cinémathèque de Toulouse. En 1973, il tourne "Mean Streets" dans le quartier de Little Italy. «Le quartier où j'ai grandi a disparu. Même s'il existait, je n'y aurais plus ma place. Je ne l'ai jamais eue. Mes maladies, mon asthme, ma petite taille, mon aspect chétif, ma façon de penser me mettaient à l'écart. Gamin, je ne pouvais jouer au base-ball avec mes copains à cause de cet asthme. Il fallait rentrer chez moi. Cela vous semble exagéré mais c'est ainsi. J'ai essayé de jouer le jeu, mais je me retrouvais systématiquement à l'écart. J'ai alors tenté d'appartenir à Hollywood. Ça n'a pas non plus fonctionné. Là encore, ils m'ont mis dehors.»(1)
 

"Mean Streets"
 

«Au début des années 1970, juste après "Mean Streets", j’ai pensé que je pourrais couper mes racines. Je rêvais d’être le réalisateur-sous-contrat-avec-un-studio capable de tourner un musical, puis un thriller, puis un western. J’ai rapidement compris que je ne pourrais raconter que ce qui était moi : mon quartier, mon univers, mon expérience, mon père, ma mère. […] Mon père savait que, si l’on n’était pas affilié au syndicat du crime, il fallait s’arranger pour vivre avec et s’en faire respecter. Il était très prudent, il veillait à ne jamais demander de faveur. Mais il était forcément concerné, car son jeune frère était, lui, directement impliqué. Mon père n’avait pas fait d’études, il savait qu’il ne quitterait jamais le quartier. J’ai attendu d’avoir vingt ans pour comprendre à quel point, toute sa vie, il avait été sur la corde raide. Beaucoup de mes personnages ressemblent à ces gens-là. "Mean Streets" tient presque du reportage : c’est mon histoire et celle de mes amis, certes, mais c’est aussi – et je m’en suis rendu compte après la mort de mon père – un prolongement de ce qu’il vivait avec son frère et qu’il nous racontait par bribes quand il rentrait à la maison. Ils étaient aussi proches que le sont Harvey Keitel et Bob De Niro dans le film.»(3)

"New York, New York"

 
"Taxi Driver" remporte en 1976 la Palme d’or au Festival de Cannes. Il signe l’année suivante "New York, New York", une comédie musicale : «Je m'imaginais réaliser un grand succès, dans la tradition des comédies musicales de la fin des années 1940, avec une approche plus naturaliste, inspirée de John Cassavetes. Tout a déraillé en plein tournage. En voyant Robert De Niro et Liza Minnelli devant ma caméra, j'ai compris que je mettais en scène une histoire d'amour impossible entre deux artistes. Quand j'ai rencontré pour la première fois Jean-Luc Godard, il m'a tout de suite fait remarquer que ce film raconte avant tout cela. Or, un amour impossible est une hérésie dans l'univers de la comédie musicale de l'âge d'or hollywoodien. Il y a bien "les Pièges de la passion" [1955], de Charles Vidor, mais l'échec de la romance entre Doris Day et James Cagney s'explique par le fait que ce dernier est un gangster. En montrant une histoire d'amour impossible, je pointais aussi autre chose : l'acte de décès du Hollywood avec lequel j'avais grandi et dont je rêvais encore.»(1)

 
"Raging Bull"


En 1980, Scorsese retrace la vie de Jake LaMotta, interprété par Robert De Niro, dans "Raging Bull": «L’échec de "New York, New York", après le succès commercial de "Mean Streets", d’"Alice n’est plus ici" et de "Taxi Driver", avait été douloureux. Pendant deux ans, j’ai dérivé, je vivais une sorte d’exil dans ma tête, doutant de pouvoir jamais refaire un film qui me tienne autant à cœur. À mon grand étonnement, j’étais encore vivant. Poussé par De Niro, j’ai compris comment je pourrais faire "Raging Bull". J’y ai mis tout ce que je savais, tout ce que j’étais, comme dans un générique de fin. D’ailleurs, je pensais sincèrement que ce serait mon dernier film en Amérique. J’avais décidé de m’installer en Italie, où il était prévu que je réalise des fictions mais aussi des documentaires pour la RAI.»(3)


Spiritualité et religion

 
Rongés par la culpabilité, à la recherche d’une rédemption, de nombreux héros de Scorsese sont l’héritage de sa jeunesse, époque où il se destinait à la prêtrise. En 1988, il adapte le roman de Nikos Kazantzákis "la Dernière Tentation du Christ": «Je suis catholique, je me situe à l’intérieur des rituels, du dogme, des questions, de la texture même de l’église catholique. Dans "la Dernière Tentation du Christ", j’essayais de concilier à la fois l’essence divine de Jésus et son côté humain. Ce qui était, d’ailleurs, le propos du roman de Nikos Kazantzákis. J’ai toujours été attiré par ce qui, dans notre nature, relève de la spiritualité. Dans Little Italie, cette partie du Lower East Side de Manhattan où j’ai grandi, je voyais que les disputes, les discussions, les conflits se réglaient par la violence ou par la menace de violence. Puis j’allais à l’église, où j’entendais parler de compassion, d’amour, de compréhension. Cette dualité, présente en chacun de nous, m’a toujours fasciné. En préparant "la Dernière Tentation du Christ", je me suis aperçu que ce qui m’empêchait d’avoir une vision claire de la spiritualité, c’était précisément la religion. Avec "Kundun", la question ne se posait pas. Il ne s’agissait pas de faire un film de propagande, ni une épopée historique, ni une bio filmée au sens habituel du terme. Mais bien plutôt un portrait spirituel du Dalaï-lama. Le vrai sujet, c’est l’épreuve qu’il subit à cause de ses convictions spirituelles, et qu’il doit défendre par la non-violence. On ne peut pas traduire cela en recourant à la dramaturgie de tradition occidentale.»(3)


Sérénité


«Avec "Kundun", je me dévoile peut-être plus ouvertement. Je dévoile un aspect de ma personnalité que je revendique depuis, disons, le milieu des années quatre-vingt : la recherche d’une certaine sérénité. Entre 1981 et 1983, j’ai vécu une époque extrêmement intense, mais j’ai fini par me demander si toute ma vie, ça allait être ça : la recherche d’une soirée encore plus démente, d’une rencontre encore plus sauvage, d’une drogue encore plus puissante que les précédentes. Je n’aurais pas survécu, j’ai d’ailleurs failli crever. J’ai donc en quelque sorte coupé les ponts. J’ai senti que je ne pouvais plus continuer à faire les films comme je les faisais. Ce qui se rapproche le plus de l’énergie nerveuse, agressive, bagarreuse qui était le matériau même de "Taxi Driver" et de "Raging Bull", c’est "la Dernière Tentation"… Au moment des "Affranchis", j’étais devenu nettement plus… serein. Il me fallait trouver une nouvelle voie, une nouvelle vie. Bêtement, je tenais à survivre. En tant qu’homme, mais aussi – et ça se rejoint - en tant que cinéaste. Je savais que je ne ferais jamais de film dans le moule hollywoodien. J’avais essayé avec "la Couleur de l’argent", l’expérience ne m’avait pas parue concluante. Je savais aussi que je devais rester dans le système : j’avais besoin de l’argent des studios. De plus, je me posais pas mal de questions sur les films eux-mêmes. Certes, je ne manquerais pas de “sujets à traiter”, mais comment les traiter ? Raconter toujours les mêmes histoires – début, milieu et fin ? Le bon et le méchant ? Quel ennui ! Alors que la qualité primordiale d’un film, c’est ce qu’il a d’ineffable – qu’on ne peut décrire avec des mots -, et qui passe par l’émotion. Depuis, à part "les Nerfs à vif", j’ai essayé de traiter de sujets qui ont un rapport avec ce que je suis devenu, cet autre aspect de moi que je trouve finalement nettement plus intéressant.»(3)


Crime organisé


Avant "Casino" (photo) en 1995, et "les Infiltrés" en 2006, le cinéaste s’intéresse au crime organisé avec "les Affranchis", inspiré du livre de Nicholas Pileggi retraçant vingt cinq années de l’épopée réelle du clan Henry Hill : «En 1983, j’ai connu le plus gros échec commercial de ma carrière avec "la Valse des pantins". Ensuite, même si je continuais à tourner, j’ai vécu avec anxiété et tristesse une espèce de traversée du désert. Les gens m’avaient oublié, moi et mes films. Jusqu’à l’automne 1990, où est sorti "les Affranchis"…»(3)


«À la fin du tournage des "Affranchis", je m’aperçois que j’ai trouvé ma manière de filmer. Je m’aperçois aussi que le style de ce film, violent et drôle, pathétique et décontracté, est le plus proche de mes premiers courts métrages sur Little Italy»(4)


«Je ne suis pas fasciné par les gangsters, mais ils font partie du paysage de mon enfance. Ils étaient là. Certains membres de ma famille travaillaient avec eux parce qu'ils imposaient leur système. Il y avait la parole donnée, et, si on ne la respectait pas, il fallait payer. Dommage que ce langage soit pratiqué par des criminels. Mais c'était le monde de mon père. À ma génération, tout a changé. Beaucoup de mes amis sont devenus médecins, avocats. La société est complètement différente.»(2)


Jérôme Gac


(1) Le Monde 2 (12/04/2008)
(2) Le Figaro (26/11/2005)
(3) Télérama (13/05/1998)
(4) Libération (08/01/2003)


Du 1er au 26 juin, à la Cinémathèque de Toulouse,
69, rue du Taur, Toulouse. Tél. : 05 62 30 30 11.


vendredi 27 mai 2016

Acteur, mode d’emploi



















Emeline Jouve, maître de conférence dont les recherches portent sur le réalisme américain, et Céline Nogueira, metteuse en scène, auteure et enseignante au Conservatoire de Toulouse, ont élaboré le American Theatre Project dont le but est de créer une plate-forme d’échange des œuvres, recherches et méthodes d’interprétation états-uniennes. Cette manifestation s’inscrit dans la lignée des passerelles d’échange formation/création mises en place entre la compagnie Innocentia Inviolata et le Stella Adler Studio de New York en 2009 et 2010. La première édition propose une semaine de rencontres dans différents lieux de la ville de Toulouse autour de la «Méthode». Entretien avec Céline Nogueira, coorganisatrice du festival American Theatre Project.


Qu’est-ce que le réalisme en matière de technique de jeu d’acteur?

 
Céline Nogueira : «Le réalisme est né à la fin du XIXe siècle du désir et du besoin d’un théâtre social et politique et d’un jeu qui rompt avec le romantisme. On ne déclame plus, on cherche l’intériorisation pour accéder à la véracité du sentiment et de l’expérience. Le personnage est en proie à des conflits humains intérieurs et extérieurs dans des contextes de changement social. On parle de jeu réaliste, parce que les personnages sont écrits par des auteurs dits réalistes, post-naturalistes ou modernes. Anton Tchekhov en Russie, Henrik Ibsen en Norvège, August Strindberg en Suède, Tennessee Williams et Henry Miller aux Etats-Unis questionnent les valeurs morales de leur temps et leurs personnages sont confrontés à un choix de vie. La technique utilisée est le “système” Stanislavski. Mais il a pu le développer grâce à Tchekhov, "la Mouette" notamment, qui révèle le drame non plus par les mots mais par ce qui n’est pas dit. La préoccupation du réalisme se concentre sur les conditions de travail, les relations conjugales, l’homosexualité, la solitude, la frustration… Il y a de la réminiscence dans le jeu réaliste qui flirte avec la mystique. Une mélancolie d’un passé heureux qui a du mal à perdurer dans le changement. Tennessee Williams écrit des épaves, des errances à fleur de peau, un immigré polonais, une femme chassée qui refuse de vieillir et d’admettre son penchant pour les jeunes hommes. Le réalisme montre la cruauté d’une société moralisatrice qui fait des monstres parce qu’ils n’y trouvent pas leur place. Dans "Un Tramway nommé Désir", par exemple, Marlon Brando fait de Stanley Kowalski un demi-Dieu de beauté, et quand les acteurs veulent s’y frotter, ils veulent jouer “beau”. Mais si Brando fait de Stanley un demi-Dieu de beauté, ce n'est pas parce que Stanley est beau, ou parce qu'il joue à être beau. Stanley est plutôt une brute de macho. C’est parce que Brando a cueilli toute la sueur de l’immigration au travail, la moiteur du sud des Etats-Unis, la promiscuité des corps et la frustration dévorante d’un homme en proie au dilemme moral, que Stanley devient sexy : il est humain. Mais on ne peut accéder à Stanley par l’extériorisation de l’ego, il faut d’abord se frotter au prix qu’il paye. "My Darling Clementine" (La Poursuite infernale) montre bien cette transition entre cette époque de l'interprétation extériorisée, exagérée et le modernisme du jeu “method”. Henry Fonda et Victor Mature ont été formés au “système”. John Ford, dans une scène que j’exploiterai à la Cinémathèque de Toulouse, fait jouer William Shakespeare de façon réaliste ce qui donne à Mature la possibilité d’un accès poignant aux méandres du personnage. "Giant" (Géant) montre aussi la distinction entre le style “old school” de Elizabeth Taylor et Rock Hudson vs. les James Dean, Carroll Baker, Dennis Hopper de l’Actors Studio. Le jeu réaliste s’emploie à montrer comment la société exerce une pression sur les idées, les désirs, le but, les actions des hommes. Dès lors, l’acteur réaliste de fin de siècle se préoccupe de physiologie, de mouvement, de comportement. Ron Burrus du Stella Adler Studio, définit le jeu réaliste ainsi : “Faire consciemment sur le plateau ce que l’on fait inconsciemment dans la vie de tous les jours”. L’enjeu pour l’acteur réaliste est de donner à voir le comportement humain - les gestes, les regards, les actions de celui qu’il joue - de façon à ce que le public le reconnaisse, consciemment ou inconsciemment, immédiatement. Le jeu réaliste implique que l’acteur fasse un travail de recherche sans fin sur les circonstances passées et présentes de son personnage et sur ses relations avec les autres et qu’il en fasse l’expérience. D’où la “Méthode”.»


Le «Method acting» ?
 

«Oui. À l’origine, le terme Method est le nom que le Group Theatre des années 1930 à New York utilisait pour évoquer leur interprétation du système Stanislavski. Fondé par Lee Strasberg, Stella Adler et Harold Clurman, le Group a été formé par les Russes Richard Boleslawski et Maria Ouspenskaya. On y trouve Sanford Meisner et Clifford Odets aussi. C’est la toute première troupe américaine à utiliser le “système”. Ces acteurs sont marqués par l’apport “engagé” de Jacques Copeau qui est venu faire un travail de propagande à New York. Ils voient dans le système de Stanislavski LA méthode capable d’accéder à cet enjeu de révélation sociale du personnage. Et puis, le Theatre Group a éclaté. Stella Adler est partie à Paris travailler avec Constantin Stanislavski. Elle en est revenue avec des outils : l’action et l’imagination. Elia Kazan et Harold Clurman ont fondé l’Actors Studio, et quelques années plus tard Strasberg en a pris la direction. Selon la personnalité de ces figures, la méthode a pris des directions différentes : Adler développe l’imaginaire et les actions, Strasberg utilise la mémoire émotionnelle et le psychologique, Meisner favorise l’écoute et la relation au partenaire. Dans "le Parrain", la rencontre de ces trois approches est édifiante avec Marlon Brando (Adler), Al Pacino (Strasberg) et Diane Keaton (Meisner). Mais toutes ces approches du “method acting” œuvrent dans un seul but : s’approprier le personnage à jouer, donner à voir ce que le personnage ne dit pas. Révéler le désir caché. Ce qui implique pour l’acteur une discipline quotidienne d’observation, sans jugement, de son propre comportement et celui des autres. Savoir reconnaître des “actions”, lire les corps, lire les esprits en quelque sorte pour en repérer les manifestations et les jouer ensuite. Souvent, les acteurs débutants qui veulent jouer “réaliste” font des activités sur le plateau : ils font la cuisine, ils mangent… et comme ils sont “occupés”, ils pensent qu’ils en font assez. Quand je demande à un élève d’utiliser un accessoire, à coup sûr il va apporter quelque chose à boire, à manger ou à fumer. Il fume et il pense qu’il en fait assez. Ils confondent action et activité. L’action du “method acting” ou du “système” va au-delà du texte écrit et de l’activité : c’est “quelle information tu donnes à voir quand tu fais l’activité” qui importe. La Méthode consiste à révéler l’intention, la relation ou l’objectif du personnage vis-à-vis des autres via l’accessoire. Si quand il boit un verre, fume sa cigarette ou mange sa pomme, l’acte ne nous révèle rien de l’intention du personnage, il est inutile. Utiliser l’environnement, c’est très Adler. Un acteur Strasberg aura tendance à intérioriser, entrer en lui-même. Parfois il s’y noie ou se perd dans un jeu égocentré - c’est la tendance de James Dean par exemple. Solliciter la mémoire affective propre est dangereux, c’est ce que Stella Adler a rejeté quand elle a finalement travaillé avec Stanislavski.»

D’autres exemples d’acteurs à l’écran ?


«L’un des acteurs emblématique de l’Actors, c’est Al Pacino. S’il intériorise parfois à outrance, il est subtil dans "Serpico". Son intériorisation, je la dis “jocondesque”. Lui, il scrute, pénètre tout ce qu’il regarde. Il hypnotise tout : le sol, l’étagère, le partenaire, tout. Il est en processus d’intériorisation en permanence et c’est ce qui lui donne la droiture, l’étoffe morale de son Serpico. Sa construction à lui se fait par le poil… j’en parlerai durant la présentation du film. Les acteurs russes reprochent aux acteurs américains de rabaisser le personnage à eux, à leur petite vie. Les héritiers de Stanislavski prennent la responsabilité de s'élever au niveau de leurs personnages. C’est ce que fait Robert De Niro à la perfection dans "Raging Bull". De Niro, qui est à la fois Actors Studio et Adler, montre le prix - physique, émotionnel et psychologique - que son personnage Jake LaMotta paye dans son choix de vie. Il prend l’accent italien à la perfection, métamorphose son corps et son comportement. Son combat au delà du ring, c’est de compenser sa misère affective et sexuelle. Son objectif, c’est la conquête d’un territoire («it’s a free country») par le ring et la femme blonde qu’il ne pourra jamais conquérir, pénétrer, jamais vraiment. Alors il s’empêtre dans sa frustration qui se fait jalousie. C’est la tragédie de l’immigré là aussi. Par les choix de l’acteur, on assiste à son effondrement psychologique : brutal, ferme, il s’effondre en larmes dans sa tourmente et montre la bête, vulnérable, qui s’humanise. Bien sûr le génial Scorsese le met en scène dans des scènes de miroir par exemple qui donnent à voir les liens de cause à effet qui nous guident dans la métamorphose du personnage. Le fameux “Do you fuck my wife ?” est aussi drôle que pathétique pour ces raisons et expliquera la psychologie à l’œuvre dans une réplique comme “he ain’t pretty no more”. Joe Pesci est extraordinaire aussi dans son lot de sang chaud. Il joue une scène où il se fait gronder et devient comme un petit garçon. Le jeu réaliste nous invite dans la vulnérabilité de l’homme. Le film termine par “Once I was blind and now I can see” : Martin Scorsese et De Niro font de Jake LaMotta un être humain qui traverse l’épreuve et sort grandi. Je parlerai davantage lors de la présentation du film à la Cinémathèque, notamment de cette scène hommage à Kazan et Brando, où De Niro imite Brando. Slava Dolgatchev, de Moscou, me disait : “Si tu bouches tes oreilles et que tu comprends, c’est un bon acteur”. Faites ça quand vous allez au théâtre (auteur réaliste) ou au cinéma. Voyez ce que vous comprenez. L’acteur réaliste ne peut pas se contenter de dire son texte parce que son rôle est de révéler l’enjeu social et psychologique via un comportement précis fait des “actions psychophysiques” qui nous donnent accès à tout ce que le personnage pense alors qu’il ne le dit pas. La première apparition de Brando dans "le Parrain" est une leçon de Method en soi. Chaque geste nous donne des indications très précises de qui il est et d’où il vient. La conversation de Philip Seymour Hoffman dans "Magnolia" est une master class. Tout cela donne au cerveau de celui ou celle qui le regarde des informations qui lui permettent de comprendre le drame intérieur du personnage et donc, le drame général.»


Quelles sont les principales écoles qui se réclament du “Method acting” ?
 

«Après la dissolution du Group, trois des membres ont développé leur propre version. Lee Strasberg, renvoyé du Group, a gardé le nom de Method, c’est par lui que le nom s’est inscrit dans l’histoire. Elia Kazan et Harold Clurman ont fondé l’Actors Studio, c’est à ce moment là que Brando y a étudié. Stella Adler, la fille de Jacob Adler, monument du théâtre Yiddish à New York, a été son mentor. Lee Strasberg a pris la direction de l’Actors Studio quelques années après. Stella Adler et Harold Clurman ont pris la direction du Group. Stella a travaillé directement avec Stanislavski, à Paris, et ensemble ils ont développé une nouvelle définition du “système” : Adler Technique. Elle a fondé le Stella Adler Conservatory of Acting, où j’ai été formée, qui s’appelle aujourd’hui le Stella Adler Studio. Stella Adler est la seule américaine à avoir travaillé directement avec Stanislavski. Strasberg invite l’acteur à utiliser directement sa mémoire affective. Stella Adler considère que l’acteur doit au contraire travailler le muscle de l’imagination et accéder à la vie du personnage par le biais des circonstances imaginaires, pour éviter toute dérive de thérapie personnelle. Sanford Meisner a développé son approche à la Neighborhood Playhouse. Mais il serait dangereusement réducteur de penser que le jeu américain n’est lié qu’à ces trois figures et à la Méthode : Michael Chekhov, neveu de Anton et élève de Stanislavski a formé à Hollywood nombre d’acteurs dont Clint Eastwood, Cary Grant ou la jeune Marilyn Monroe ; Herbert Berghoff et Uta Hagan ont fondé le HB Studios ; la American Academy of dramatic Art, première école aux Etats-Unis depuis 1880, a formé nombre de talents comme Jason Robards Jr., John Cassavetes ou Anne Hathaway.»

En quoi ces méthodes diffèrent-elles de celles transmises en France dans les institutions, tels que le Conservatoire national et la Comédie-Française par exemple, ou encore des acteurs comme Louis Jouvet ?
 

«Ce que je sais c’est que les Américains mettent en avant des philosophies. “Apprendre à être un acteur c’est apprendre à devenir un être humain”, dit Adler. L’American Academy of dramatic Art avance une “vocation à l’excellence”. Chez nous, les écoles se risquent peu à parler de l’humain. En France, il y a un avant Copeau et un après. C’est le premier qui s’est révolté contre un théâtre commercial avec ses Boulevard, son jeu cabotin, et contre la Comédie-Française et le Conservatoire, justement, qu’il trouve artificiels et corrompus. Il introduit l’improvisation et le mouvement, parle d’un art authentique qui s’oppose à la rigidité du “spectacle” de l’époque. Il ouvre une école pluridisciplinaire. Il faut rappeler que le Group Theatre a assisté aux conférences de Copeau à New York dans les années 1920. Ils ont été marqués par le caractère révolutionnaire de l’enjeu social et politique. Louis Jouvet a travaillé avec Copeau au Théâtre du Vieux-Colombier. Il a aidé Maurice Sarrazin, Jean-Louis Barrault et Jean Vilar dans la décentralisation théâtrale. C’est un élément pivot dans la formation au Conservatoire. Aujourd’hui, qu’on le veuille ou non, toutes les écoles sont influencées par le système Stanislavski. Nos cultures l’ont moulé différemment. La tradition américaine et le texte réaliste se fonde sur un contexte social précis et ces méthodes s’attachent à révéler le comportement social et humain, les failles du personnage, parce que l’écriture réaliste est composée ainsi. La tradition française est classique, “texto centrée”, le texte prime. Alors que dans le réalisme, c’est d’abord l’action et le texte après. Le réalisme, dans l’écriture, laisse la part d’interprétation à l’acteur. Il laisse à l’acteur le soin de faire la faille. Les écoles françaises forment au classique. Nous avons les antiques qui eux disent - et disent avec moult ornements. Et, comme les Anglais qui se forment à la rigueur du pentamètre shakespearien, les Français se forment à celle de l’alexandrin, l’élocution, le rythme et toute l’imagerie que porte cette forme rigoureuse. Le réalisme ne s’appuie pas sur une discipline du dire, mais une discipline du faire. Élocution vs. Comportement. En même temps, je prépare des acteurs avant leurs auditions, aussi bien dans des écoles françaises que RADA ou Lamda à Londres, que Stella Adler, Circle in the Square ou American Academy à New York. Partout, l’exigence est la même et les auditions ont le même objectif : trouver un acteur capable d’être à la fois créatif, authentique et endurant, et qui sera formé à tout jouer ! Ceci dit, on peut tout à fait comparer le Conservatoire national aux grandes écoles américaines, les Method ou les Yale ou Julliard. Ces institutions dispensent différents enseignements : l’élève a la possibilité de se former via différents formateurs et artistes, se frotter à une myriade d’outils différents et choisir au fur et à mesure de son expérience ceux qui lui conviennent le mieux. C’est un enseignement assez complet. C’est le directeur de l’école qui offre une couleur, sa couleur spécifique, en général. Et, selon leur approche, ou la direction artistique donc, des formateurs proches de leur méthode sont conviés. Quand j’étais à Stella Adler, en plus du curriculum quotidien, j’ai pu travailler avec Yoshi Oida, Slava Dolgatchev ou Philip Seymour Hoffman. Et j'y ai travaillé avec Bill Hopkins, l'un de coachs les plus demandés à New York - il travaille aussi bien à Adler qu'à l'Actors Studio ou au Film Institute depuis vingt ans. C’est le même fonctionnement dans les conservatoires en France. Le Conservatoire national est une école. La Comédie-Française est un théâtre qui a sa troupe permanente de comédiens. Par ailleurs, Antoine Vitez, professeur chez Jacques Lecoq puis au Conservatoire national supérieur d'Art dramatique, a été administrateur de la Comédie-Française. Il a parlé du système Stanislavski et de l’approche du rôle par les actions physiques. Jean Vilar, créateur du Festival d'Avignon et directeur du Théâtre national Populaire (TNP), a écrit que Stanislavski offre au comédien la seule méthode quotidienne de travail qui soit efficace. Patrick Pezin m’a fait découvrir "Garde à vue", où on découvre deux acteurs qui pourraient être totalement method : Lino Ventura et Michel Serrault. Je trouve Guillaume Gallienne - de la Comédie-Française - très method. Les Vitez ou les Jouvet se sont approprié les classiques, les ont actualisés selon le contexte social spécifique et une exigence de l’interprétation authentique. C’est ce que fait Ariane Mnouchkine. À mon premier retour de New York, j’ai fait un stage avec elle et tout ce qu’elle dit vient de Stanislavski. Elle a le talent de le mêler à la commedia dell’arte, au masque japonais ou balinais, et elle produit des œuvres d’art. Peter Brook fait aussi ça. Je connais nombre d’acteurs qui arrêtent de se former parce qu’ils estiment qu’ils le sont déjà. Souvent, ils remplacent leur training d’acteur par un sport ou de la gymnastique qui leur permet de “rester en forme”. Mais ils ne vont pas forcément se confronter à d’autres formations ou méthodes. Le mentor, par exemple, est un terme que l’on utilise peu en France. Travailler avec un coach est quasi tabou, alors que la plupart des acteurs américains que tu vois à l’écran ou sur les planches continuent de travailler avec un coach vocal, d’interprétation ou d’accent. Roland Barthes disait que l’on a fait croire à l’acteur (français) qu’il avait un don, pour mieux lui faire accepter un statut social précaire. J’ai tendance à croire que c’est ce mythe du don qui a tendance, contrairement aux acteurs américains, à conforter parfois un acteur français dans une nonchalance vis-à-vis de l’exigence technique du jeu.»
 

Qu’en est-il de la pratique anglaise ?
 

«C’est une excellente question parce que la formation anglaise participe à ce que Terrence Rafferty, le critique de cinéma américain, appelle le “déclin de l’acteur américain”. Alors que les Américains ont tenté ci et là l’élocution british, les British eux excellent à présent dans l’élocution américaine tous accents confondus. De Kenneth Branagh et Allan Rickman (Royal Academy of dramatic Art) à Daniel Day Lewis (Bristol old Vic theatre School) et Benedict Cumberbatch (London Academy of Music and dramatic Art (LAMDA), ces acteurs sont formés dans la tradition classique. Habitués à la rigueur implacable de Shakespeare, ils peuvent tout jouer. Et il faut croire que les acteurs formés par les grand maîtres Adler/Strasberg/Mesiner n’ont pas fait de petits. Les jeunes acteurs américains ne proviennent plus vraiment des écoles. L’industrie des séries télé a beaucoup changé la donne : c’est là que les jeunes acteurs se forment à présent avec des script bien léchés. Mais ils se forment moins aux classiques, contrairement aux Anglais qui ont cette opportunité dans n’importe quelle école. C’est le cas de Kate Winslet ou Keira Knightley. Le fait que les acteurs anglais soient entraînés à jouer très tôt, avec le détachement du théâtre, les maintient dans le goût du jeu qui, semblerait-il, s’épuise chez les Américains très tôt. Mais, ce qui est drôle c’est que Rafferty conclut qu’il manque dans les rôles pour les jeunes acteurs (et non actrices) la rage et la frustration… celles-là même que la programmation à la Cinémathèque de Toulouse nous donnera à voir pour le week-end “method acting”.»
 

Qui est Fay Simpson qui rencontrera le public à la Cinémathèque de Toulouse et à la librairie Oh Les Beaux Jours ?
 

«Fay Simpson est une chorégraphe new-yorkaise. Elle a fondé la méthode Lucid Body, dont l’approche originale invite l’acteur à construire son personnage par le biais de centres énergétiques, les chakras. Elle a coaché Lupita Nyong’o avec cette méthode pour le film "Twelve years a slave", de Steve McQueen. Les études physiologiques, somatiques, philosophiques, sociologiques, quantiques sont pour «l’acteur réaliste» de bons outils pour accéder au mouvement organique d’une pensée, d’une intention. C’est une façon supplémentaire, plus somatique, d’arriver à l’authenticité et l’intériorisation du personnage. Elle est l’invitée d’honneur du festival American Theatre Project et donnera un stage pour comédiens et danseurs au Centre chorégraphique James Carlès.»

Propos recueillis par Jérôme Gac

le 17 avril 2016, à Toulouse
"Un tramway nommé Désir" © collections La Cinémathèque de Toulouse
 

Stage «Lucid Body», du 29 mai au 2 juin, 
au Centre chorégraphique James Carlès
51 bis, rue des Amidonniers, Toulouse.

Rencontre avec Fay Simpson, jeudi 2 juin, 17h30, 

à la Librairie Oh Les Beaux Jours
20, rue Sainte-Ursule, Toulouse. Tél. : 05 61 29 89 27.

Journées d'études : «Le réalisme: tradition ou transgression ?», 

du 2 au 3 juin, à l'Université Toulouse Jean-Jaurès
5, allée Antonio-Machado, Toulouse.

Week-end «Method Acting» : projections, rencontres, master class, 

du 3 au 5 juin, à la Cinémathèque de Toulouse
69, rue du Taur, Toulouse. Tél. : 05 62 30 30 11.