jeudi 26 avril 2018

L’homme sans avenir




















Avant le Festival international du film de La Rochelle, la Cinémathèque de Toulouse projette l’intégrale des longs métrages de fiction du cinéaste finlandais Aki Kaurismäki.
 
Avant le Festival international du film de La Rochelle où il sera célébré cet été, la Cinémathèque de Toulouse affiche une rétrospective dédiée à Aki Kaurismäki. Le cinéaste finlandais, dont on verra l’intégrale des longs métrages de fiction, rencontrera à cette occasion le public toulousain. Cinéphile, féru notamment de cinéma français, l’univers de la plupart de ses films peut être rapproché du réalisme poétique, courant qui fit les beaux jours des écrans hexagonaux dans les années trente et quarante. 


«J'ai découvert la France en 1965 avec mon père, à bord d'une voiture. Quand je tourne en France, je m'imprègne de son cinéma, celui de René Clair, Marcel Carné, mais aussi Jacques Becker et Jean-Pierre Melville. Malheureusement, je ne leur arrive pas à la cheville»(1), confesse-t-il. En 1990, il a filmé Jean-Pierre Léaud dans "J’ai engagé un tueur" (hommage à la Nouvelle Vague), puis de nouveau deux ans plus tard dans "la Vie de Bohème" tourné à Paris. En 2011, il faisait de la ville du Havre le décor de l’un de ses derniers films ("Le Havre").

Aki Kaurismäki, qui fut notamment critique de cinéma et écrivain, a d’abord placé son parcours de cinéaste sous le signe de la littérature en adaptant "Crime et châtiment", de Dostoïevski, son premier long métrage sorti en 1983. Il persiste en 1989 avec une adaptation pour la télévision des "Mains sales" de Sartre, puis signe "la Vie de Bohème", d’après Henri Murger, et s’attaque en 1999 à "Juha", chef-d’œuvre de la littérature finlandaise de Juhani Aho. 

En 1996, il déclarait: «Dans mon premier film, "Crime et châtiment", la caméra bougeait tout le temps, mais j’avais vingt-six ans, j’étais jeune et plein d’énergie. Avec le temps, je ne vois plus de raison de le faire, je n’arrive pas à me convaincre du bien-fondé de la chose. Il faut dire que c’est une très vieille caméra que j’ai rachetée à Ingmar Bergman quand il a renoncé au cinéma. Il a tourné "Fanny et Alexandre" avec elle, et bien d’autres films. Moi-même je m’en suis servi pour plus d’une trentaine de films, les miens et ceux que j’ai produits. C’est donc un appareil ancien. Comme moi, il est très fatigué et n’a pas envie de bouger. Si je ne vois pas de raison particulière de le déplacer – et il est très lourd ! –, je me contente donc de plans fixes. Après tout, Ozu n’a pas fait autrement. Dans ses films de jeunesse, il bougeait sa caméra alors que, dans ses derniers films, il ne l’a fait que pour un seul plan, dans "Voyage à Tokyo", et c’était d’ailleurs totalement inutile. Cela arrive parfois chez Hitchcock, que la caméra se rapproche des yeux d’un personnage pour faire comprendre au spectateur qu’il est en train de penser. Cela me paraît redondant. Avant de faire des films, j’ai lu ses entretiens avec Truffaut. Celui-ci lui demandait s’il y avait un sujet qu’il n’oserait pas aborder, et Hitchcock lui répondit que c’était "Crime et châtiment", un livre trop compliqué. J’étais jeune et je me suis dit que j’allais prouver le contraire au vieux. J’ai donc tourné "Crime et châtiment", et je me suis rendu compte que Hitchcock avait raison : c’était vraiment trop compliqué !»(2)

Deux trilogies dominent sa filmographie qui compte aujourd’hui dix-sept longs métrages de fiction. La «trilogie ouvrière» met en scène des figures taciturnes affairées au travail, interprétées par une troupe de fidèles acteurs : "Shadows in Paradise" (1986), "Ariel" (1988), "la Fille aux allumettes" (1989). À propos de sa direction d’acteurs, Kaurismäki assure : «Mon secret est de leur glisser quelque chose à l’oreille avant de tourner un plan, afin de créer de la confusion dans leur tête. Alors ils oublient de jouer ! Je trouve cela plus sympathique que la méthode de Bresson car cela leur laisse leur liberté. En général, je ne fais pas plus de deux prises. La première correspond à la répétition, et c’est celle que je garde le plus souvent. La seconde, c’est pour la sécurité. Cela coûte trop cher de faire beaucoup de prises.»(2)


Il se fait connaître au début des années quatre-vingt-dix, dans les festivals, avec deux comédies insolites dont les héros sont les Leningrad Cowboys, groupe de rock improbable qui rêve de l’Amérique ("Leningrad Cowboys Go America", "Les Leningrad Cowboys rencontrent Moïse"). Le cinéaste précise : «Pour moi, dans un film, le plus important c’est l’image. Ensuite viennent les dialogues, les effets sonores et la musique. Mais je suis particulièrement attentif au choix de la musique car elle peut transformer complètement une séquence. Quand je vais au mixage, je remplis de disques un sac en plastique et je fais des tas d’essais. Mon intérêt pour la musique a toujours été très grand. Après tout, j’ai réalisé sept ou huit clips de rock, un documentaire sur le groupe des Leningrad Cowboys et deux films de fiction avec eux. Avec "les Leningrad Cowboys rencontrent Moïse", j’ai fait une erreur : je croyais que tout le monde avait lu la Bible. Comme ce n’est pas le cas, le film était incompréhensible !»(2)

Grand Prix au Festival de Cannes en 2002, "l’Homme sans passé" est suivi des "Lumières du faubourg", derniers volets d’une trilogie finlandaise entamée en 1996 avec "Au loin s’en vont les nuages" (photo). Cette «trilogie des perdants» suit les vicissitudes de personnages socialement décalés et en proie au chômage que l’on pourrait aussi bien croiser chez Chaplin ou Tati. Le réalisateur déclarait lors de la présentation au Festival de Cannes du premier opus de ce triptyque: «En Finlande, nous n’avons pas de studio, si bien que je me débrouille pour m’en construire un à chaque fois, dans de vrais lieux. C’est facile, car il y a tellement de faillites que l’on trouve partout des espaces vides. C’est ainsi qu’a été tourné "Au loin s’en vont les nuages". […] Je me suis dit que le chômage était trop peu traité par les cinéastes européens et que cela était honteux. Il me fallait parler de ce problème, sinon je n’aurais pu continuer à me regarder dans la glace le matin. […] J’ai voulu faire du néoréalisme en couleurs, avec de l’humour en plus car le style de De Sica est dépourvu d’humour. J’ai aussi ajouté du Ozu dans la manière de raconter. Après coup, je me suis rendu compte aussi de l’influence de Douglas Sirk et d’Edward Hopper. C’est l’idéalisme des films en couleurs avec Jane Wyman et Rock Hudson que l’on retrouve dans "Au loin s’en vont les nuages". Et où suis-je là-dedans ? (…) Je ne suis pas un cinéaste mais un shaker de cocktail !»(2), constatait-il, avant de prédire la fin du monde en 2021…


Jérôme Gac

 

(1) Le Figaro (17/05/2011)
(2) Positif


 

Rétrospective, du 28 avril au 31 mai, à la Cinémathèque de Toulouse,
69, rue du Taur, Toulouse. Tél. : 05 62 30 30 11.

Rencontre, vendredi 4 mai, 19h00, à la Cinémathèque de Toulouse.

Rétrospective, du 29 juin au 8 juillet, au Festival international du film de La Rochelle.


mercredi 11 avril 2018

Une histoire allemande



















Retour sur l’œuvre du cinéaste allemand Rainer Werner Fassbinder, à l’occasion d’une rétrospective de ses films à la Cinémathèque française.
 

Dès son premier film en 1969, "l'Amour est plus froid que la mort", Rainer Werner Fassbinder (photo) exhibe un précipité de toute son œuvre à venir: des personnages poussés à vivre ensemble dans un rapport de destruction à l’issue souvent fatale. Metteur en scène d’un théâtre contestataire et autodidacte, il porte à l'écran certaines de ses pièces dans un style clairement inspiré par le cinéma de Jean-Luc Godard. Avec sa troupe de l'Antiteater, il livre alors une dizaine de films en deux ans, jusqu’à "Prenez garde à la sainte putain". En 1972, il adapte "les Larmes amères de Petra von Kant" d’après l’une de ses pièces de théâtre écrite à la suite d’une rupture douloureuse avec son amant de l’époque. Sans concession, le résultat est un portrait du cinéaste au féminin.
 

En 1974, il puise son inspiration chez Douglas Sirk ("Tout ce que le cien permet") pour signer le magnifique "Tous les autres s'appellent Ali", où une sexagénaire tombe amoureuse d’un travailleur immigré beaucoup plus jeune qu’elle, attisant les regards suspicieux et les jugements cruels du voisinage autant que l’incompréhension de ses enfants. «D’après ses films, l’amour me semble être le meilleur, le plus insidieux et le plus efficace instrument de l’oppression sociale…», déclarait Fassbinder à propos de Sirk. L’année suivante, il réalise "Maman Kusters s'en va au ciel", et "le Droit du plus fort" décrit au sein d’un couple d’hommes la prédominance des rapports de classes sur les rapports sexuels.
 

En 1977, il bénéficie d’une production de grande envergure pour tourner "Despair", d’après Nabokov, avec Dirk Bogarde en émigré russe et industriel du chocolat dans l'Allemagne des années trente. Après avoir réalisé en 1980 pour la télévision la série "Berlin Alexanderplatz", située à l’époque de la République de Weimar, il plonge avec "Lili Marleen" au cœur de l’Allemagne nazie. La France le découvre en 1979, lorsque "le Mariage de Maria Braun" est couronné de plusieurs prix au Festival de Berlin. Hannah Schygulla y interprète le rôle-titre d’une femme tuant son amant après le retour de son mari dans l’Allemagne détruite par la Seconde Guerre mondiale. Dans "Lola, une femme allemande" (1981) et "le Secret de Veronika Voss" (1982), il porte un regard désenchanté et d’une redoutable férocité sur l'Allemagne des années cinquante, tout en poursuivant sa somptueuse série de portraits au féminin.
 

«Pour parler de son pays, Fassbinder décide de raconter le destin de femmes, mi putes mi déesses, sur le modèle de Marlene Dietrich. Fassbinder “invente” les nouvelles stars du cinéma allemand, ou plutôt ses propres stars intégrées à sa troupe : Hanna Schygulla, Barbara Sukowa, Ingrid Caven, Margit Carstensen… », rappelle Olivier Père. Adaptation du roman de Jean Genet, "Querelle" est présenté au Festival de Cannes en 1982, quelques semaines avant la mort du cinéaste par overdose, à l'âge de 37 ans. «Savoir s’il est mort trop jeune parce qu’il s’est dépensé, ou s’il s’est dépensé parce qu’il savait qu’il allait mourir jeune, c’est une question à laquelle je ne me risquerai pas à répondre», a dit un jour Hannah Schygulla.

Jouant dans une vingtaine de ses films dont elle ne fut jamais l’actrice principale, Ingrid Caven a été mariée au cinéaste pendant deux ans. Elle raconte comment «il n’avait aucun scrupule à manipuler les acteurs et les actrices pour arriver à ses fins. C’était un maître de marionnettes. Curieusement, tous les gens autour de lui en étaient très amoureux. Il arrivait à ce résultat par un chemin de séduction très tortueux. Il prenait les deux ou trois actrices principales du film et leur disait en aparté : “Tu es la plus belle du monde, la meilleure, ne l’oublie pas”. À une autre, il pouvait proférer les pires insultes. Fassbinder ne faisait pas dans le raffinement. J’ai toujours été surprise par l’absence de réaction des comédiens, mais il choisissait en priorité ceux qui étaient susceptibles de tolérer son rituel. Fassbinder disait que nous étions tous des porcs, c’était une analogie très importante pour lui. Il ne forçait pas les acteurs. Il possédait un charisme incroyable. On a dit qu’il n’était pas aimé, qu’il avait beaucoup souffert, mais c’est absurde. C’est plutôt le contraire. Fassbinder a souffert d’être trop aimé, il avait une famille qui le surprotégeait. Il y a toujours eu chez lui le fantasme d’être quitté. Il avait une furieuse envie de vivre»(1)


«Je cherche en moi où je suis dans l'histoire de mon pays», avouait Fassbinder, cinéaste et portraitiste de l’Allemagne d'après-guerre. Dans ce pays qui a choisi d’oublier les abominations du IIIe Reich pour se reconstruire, il est en réalité le seul cinéaste à affronter un siècle d’histoire. Il remonte ainsi jusqu’au XIXe siècle avec "Effie Briest" (1974), adapté du roman de Theodor Fontane et inspiré de la vie monotone d’une jeune fille mariée trop tôt à un baron. Et l’un de ses derniers films, "la Troisième génération" décrit la vie clandestine d’un groupe de jeunes terroristes désœuvrés dans le Berlin-Ouest de l’hiver 1979.


Pour Jean-Michel Frodon, «la puissance de son cinéma tient à ce que jamais un film – projets minimaux du début ou démarquages de superproductions hollywoodiennes plus tard – ne se résume à son thème, à son “sujet” : beaucoup du génie de Fassbinder tient à la manière dont, à partir de dispositifs narratifs souvent relativement simples, le sens et l’émotion prolifèrent en d’extraordinaires arborescences qui s’enchevêtrent avec les films précédents et seront rejoints par les suivants. De là, autant que de la non-chronologie et des interférences biographiques, vient le sentiment de flot tumultueux qui émane de son œuvre complète, complète bien qu’inachevée par nature».(1)


En 2000, François Ozon a porté à l’écran l’adaptation d’une pièce de Fassbinder jamais montée : "Gouttes d’eau sur pierres brûlantes" sera projeté à la Cinémathèque française dans le cadre d’une rétrospective consacrée aux films du cinéaste allemand. Selon lui, «l’œuvre de Fassbinder n’a jamais eu de réelle reconnaissance en Allemagne. On a préféré Wenders parce qu’il parlait d’exil, Herzog pour ses métaphores lointaines et poétiques du pouvoir allemand, Schlöndorff parce qu’il ne dérangeait personne avec ses adaptations littéraires. Fassbinder, lui, parle de ce qui fait mal. Je ne lui vois pas d’héritier.»(2) Ozon se souvient de la présentation de son film en Allemagne : «Je me suis surtout aperçu que je connaissais mieux son œuvre que la plupart des journalistes et des spectateurs. Il est oublié. Ce n'est pas un auteur étouffé, il n'est simplement pas regardé. Fassbinder est un cinéaste du “ici, maintenant, et hier”. Ses films tendent à l'Allemagne un miroir qui renvoie à un devoir de mémoire et de lucidité difficile à assumer.»(3)


Jérôme Gac



(1) Le Monde (22/11/1996)
(2) Le Monde (19/10/2004)
(3) Le Monde (17/04/2005)


Du 11 avril au 16 mai, à la Cinémathèque française, 51, rue de Bercy, Paris.