vendredi 20 octobre 2023

La vie quotidienne des Japonais













Une rétrospective dédiée à Yasujiro Ozu réunit à la Cinémathèque de Toulouse une vingtaine de films du cinéaste japonais.

Auteur de 54 films – dont 34 muets – tournés entre 1927 et 1962, Yasujiro Ozu est l’un des cinéastes majeurs du XXe siècle. La Cinémathèque de Toulouse présente cet automne une rétrospective regroupant vingt-et-un films du cinéaste japonais, dont plusieurs ont fait l’objet d’une nouvelle restauration. Découverte à partir de la fin des années soixante-dix en Europe, sa filmographie est dédiée aux drames et tracas du quotidien japonais révélant de magnifiques paraboles universelles.

Jacques Mandelbaum assure dans le quotidien Le Monde: «Ozu est un génie qui dépasse les frontières de l'espace et du temps, un monument d'émotion dans la retenue, un géant dans l'art de la tenue et de la justesse. Les 36 longs métrages préservés qui nous restent de lui en témoignent. La marque du temps qui passe, l'ambivalence des liens familiaux, le sacrifice de soi, la transmission des sentiments et des valeurs, tels sont quelques grands motifs du cinéma d'Ozu, qui va les décliner jusqu'aux chefs-d'œuvre des années 1950 avec une simplicité aussi cruelle que bouleversante, un humanisme d'autant plus éblouissant qu'il est averti du néant de la condition humaine.»(1)   

Né en 1903, à Tokyo, Ozu passe la majeure partie de son enfance et adolescence à Matsusaka, près de Nagoya. Attiré par le cinéma hollywoodien, il se rend régulièrement à Nagoya pour voir les films de Charlie Chaplin, Friedrich Wilhelm Murnau ou Ernst Lubitsch – qu’il considère très tôt comme son réalisateur préféré. En 1923, il se fait engager comme assistant opérateur à la Shōchiku Kinema. Il devient assistant réalisateur, puis travaille à l’écriture de son premier film, "le Sabre la Pénitence", avec le scénariste Kôgo Noda. Cette rencontre marque le début d’une longue et fructueuse collaboration entre les deux artistes. Lorsque la guerre civile éclate, Ozu est incorporé dans l’armée japonaise et ne pourra pas terminer son premier opus. 

De retour de la guerre en 1928, il se lance pleinement dans la réalisation, travaillant souvent avec la même équipe technique et les mêmes acteurs. Influencé par le modèle américain et le cinéma européen, il débute sa carrière par des comédies, genre dans lequel il excelle. Peu à peu, son style devient de plus en plus personnel, même si les influences américaines sont toujours fortement présentes. De manière subtile, Ozu parvient à diffuser un message contestataire à travers ses comédies sociales, comme dans "Chœur de Tokyo" (1931), portrait d’un fonctionnaire qui sombre dans la misère. 

Charles Tesson écrit: «Ozu, comme beaucoup de cinéastes de son époque, a été influencé au départ par le cinéma américain. En particulier par "l'Opinion publique" de Charlie Chaplin, et plus encore par "The Marriage Circle" de Lubitsch, dont il conservera le goût de l'échange verbal: à chaque prise de parole, son plan et son visage. Ses premiers films mêlent influences burlesques (Ozu a été formé à l'école du “nonsense mono”) au cœur d'histoires graves, sur fond de cruauté et d'humiliations, qu'Ozu a su si bien filmer: le père faisant des courbettes devant son patron, l'ancien employé au chômage devenu homme-sandwich. En témoigne la scène de "Chœur de Tokyo", drôle en apparence, où l'employé, venu se plaindre du renvoi d'un collègue, se querelle avec son patron à coups d'éventail, avant d'être à son tour licencié, le ton léger et badin utilisé pour filmer la séquence ne laissant rien présager de ses conséquences dramatiques.»(2) 

Après l’apparition du cinéma parlant au Japon, Ozu tourne encore des films muets, et fait du rapport entre les parents et les enfants son thème de prédilection. Au fil des années, il se libère de ses maîtres occidentaux: son style de mise en scène s’affine et tend vers davantage de sobriété. Avare de mouvements d’appareil et d’effets de montage, son cinéma est essentiellement construit de plans fixes et de plans-séquences filmés à hauteur de personnages, comme dans "Gosses de Tokyo" (1932). Auteur de quelques œuvres sonorisées mais sans paroles, il tourne en 1936 son premier film parlant, "le Fils unique". Mobilisé par l’armée durant plusieurs mois en Chine, il réalise ensuite "les Frères et sœur Toda" (1941), qui rencontre un grand succès auprès du public, puis "Il était un père" (1942).

Le critique Jacques Mandelbaum souligne que «le cinéaste invente, avec ces deux films, la forme qui caractérisera les chefs-d'œuvre de sa dernière période, lesquels n'ont précisément de cesse de désigner la famille comme le lieu par excellence de la perte et du renoncement»(3). Prisonnier à Singapour, il rentre au Japon en 1946, avant de revenir sur le devant de la scène, avec notamment "Récits d’un propriétaire" (1948). Suit "Printemps tardif" (1949), film épuré, saisissant avec justesse les détails de la vie quotidienne, qui marque une véritable «renaissance» du cinéaste. Artiste dont le style dépouillé est le terreau favorable à l'émergence des sentiments et de l'émotion, Ozu s'attache à travers les œuvres de sa dernière période à montrer la désintégration du système familial japonais face à l'évolution des mœurs de son temps.

Teintées de mélancolie et de pessimisme, ces derniers films contribueront à son succès international. Dans "Début d'été" (1951), il dresse alors le portrait d'une famille par petites touches anecdotiques, puis "Voyage à Tokyo" – l’un de ses chefs-d’œuvre – suit, en 1953, la visite d'un couple chez leurs enfants. En 1958, il réalise son premier film en couleurs, "Fleurs d'équinoxe", qui confronte le poids des traditions familiales aux mœurs de la modernité. Après "Bonjour" qui est le remake en couleurs de "Gosses de Tokyo", puis "Herbes flottantes" et "Fin d'automne" qui reprend le thème de "Printemps tardif", il signe "Dernier caprice" et "le Goût du saké", avant de mourir en 1963. Mais malgré les apparences, l’esthétique de ses films se détache de la cinématographie nippone de son époque. 

Auteur du "Silence dans le cinéma d'Ozu" (L'Harmattan), le réalisateur Basile Doganis constate: «Sous la maîtrise technique et artistique indéniable de son cinéma, couvent des forces anarchiques, un chaos grouillant de possibles et même une forme d'ivresse. (…) Ce qui frappe c’est, dans sa vie comme dans son œuvre, sa radicale liberté. Ozu ne s'enferme dans aucun préjugé, ni dans les valeurs dominantes, ni dans leur contestation univoque ; et, lorsqu'il s'approprie ou rejette une position, c'est toujours avec une légèreté ironique, fluide. Ce qui, chez lui, paraît stable et régulier, cache une grande effervescence, une grande tension qu'il s'efforcera de reproduire par la densité et la sophistication de ses cadrages radicaux, de sa direction d'acteurs, de ses raccords dissonants. Ce faisant, il parviendra à conférer à ses personnages une même liberté radicale, affranchie des exigences du mélodrame, ou des péripéties du film d'action. Des personnages insaisissables, peu “réalistes” parfois, mais infiniment vivants et présents, jusqu'à en devenir obsédants.»(4)

Jérôme Gac
"Le Goût du saké" © Shochiku Co., Ltd.


(1) Le Monde (14/02/2007)
(2) cinematheque.fr (2014)

(3) Le Monde (29/06/2005)
(4) Libération (16/02/2007)



Rétrospective, du 24 octobre au 16 décembre ;
Rencontre avec Pascal-Alex Vincent, vendredi 8 décembre, 19h00 (entrée libre).

À la Cinémathèque de Toulouse, 69, rue du Taur, Toulouse. Tél. 05 62 30 30 10.

mardi 17 octobre 2023

Histoires de méthode


Metteuse en scène et comédienne, formée au Stella Adler Studio à New York, Céline Nogueira relate les origines du «système» Stanislavski et explique les enseignements de la «Méthode», à l’occasion d’un cycle dédié à l’Actors Studio regroupant à la Cinémathèque de Toulouse dix-sept films de fiction et un documentaire.

Qu’est-ce que le réalisme en matière de technique de jeu d’acteur ?

Céline Nogueira: «Le réalisme est né à la fin du XIXe siècle du désir et du besoin d’un théâtre social et politique et d’un jeu qui rompt avec le romantisme. On ne déclame plus, on cherche l’intériorisation pour accéder à la véracité du sentiment et de l’expérience. Le personnage est en proie à des conflits humains intérieurs et extérieurs dans des contextes de changement social. On parle de jeu réaliste, parce que les personnages sont écrits par des auteurs dits réalistes, post-naturalistes ou modernes. Anton Tchekhov en Russie, Henrik Ibsen en Norvège, August Strindberg en Suède, Tennessee Williams et Henry Miller aux États-Unis questionnent les valeurs morales de leur temps et leurs personnages sont confrontés à un choix de vie. La technique utilisée est le “système” Stanislavski. Mais il a pu le développer grâce à Tchekhov, "la Mouette" notamment, qui révèle le drame non plus par les mots mais par ce qui n’est pas dit. La préoccupation du réalisme se concentre sur les conditions de travail, les relations conjugales, l’homosexualité, la solitude, la frustration… Il y a de la réminiscence dans le jeu réaliste qui flirte avec la mystique. Une mélancolie d’un passé heureux qui a du mal à perdurer dans le changement. Tennessee Williams décrit des épaves, des errances à fleur de peau, un immigré polonais, une femme chassée qui refuse de vieillir et d’admettre son penchant pour les jeunes hommes. Le réalisme montre la cruauté d’une société moralisatrice qui fait des monstres parce qu’ils n’y trouvent pas leur place. Dans "Un Tramway nommé Désir", par exemple, Brando fait de Stanley Kowalski un demi-dieu de beauté, et quand les acteurs veulent s’y frotter, ils veulent jouer “beau”. Mais si Brando fait de Stanley un demi-dieu de beauté, ce n'est pas parce que Stanley est beau, ou parce qu'il joue à être beau. Stanley est plutôt une brute de macho. C’est parce que Brando a cueilli toute la sueur de l’immigration au travail, la moiteur du sud des États-Unis, la promiscuité des corps et la frustration dévorante d’un homme en proie au dilemme moral, que Stanley devient sexy: il est humain. Mais on ne peut accéder à Stanley par l’extériorisation de l’ego, il faut d’abord se frotter au prix qu’il paye. Le jeu réaliste s’emploie à montrer comment la société exerce une pression sur les idées, les désirs, le but, les actions des hommes. Dès lors, l’acteur réaliste de fin de siècle se préoccupe de physiologie, de mouvement, de comportement. L’enjeu pour l’acteur réaliste est de donner à voir le comportement humain – les gestes, les regards, les actions de celui qu’il joue – de façon à ce que le public le reconnaisse, consciemment ou inconsciemment, immédiatement. Le jeu réaliste implique que l’acteur fasse un travail de recherche sans fin sur les circonstances passées et présentes de son personnage et sur ses relations avec les autres et qu’il en fasse l’expérience. D’où la “Méthode”.»

Le «Method acting» ?

C.N. : «Oui. À l’origine, le terme Method est le nom que le Group Theatre des années 1930 à New York utilisait pour évoquer leur interprétation du système Stanislavski. Fondé par Lee Strasberg, Stella Adler et Harold Clurman, le Group a reçu l'enseignement des Russes Richard Boleslawski et Maria Ouspenskaya. On y trouve Sanford Meisner et Clifford Odets aussi. C’est la toute première troupe américaine à utiliser le “système”. Ces acteurs sont marqués par l’apport “engagé” de Jacques Copeau qui est venu faire un travail de propagande à New York. Ils voient dans le système de Stanislavski LA méthode capable d’accéder à cet enjeu de révélation sociale du personnage. Et puis, le Theatre Group a éclaté. Stella Adler est partie à Paris travailler avec Constantin Stanislavski. Elle en est revenue avec des outils: l’action et l’imagination. Kazan et Clurman ont fondé l’Actors Studio, et quelques années plus tard Strasberg en a pris la direction. Selon la personnalité de ces figures, la méthode a pris des directions différentes: Adler développe l’imaginaire et les actions, Lee Strasberg utilise la mémoire émotionnelle et le psychologique, Meisner favorise l’écoute et la relation au partenaire. Mais toutes ces approches du “method acting” œuvrent dans un seul but: s’approprier le personnage à jouer, donner à voir ce que le personnage ne dit pas. Révéler le désir caché. Ce qui implique pour l’acteur une discipline quotidienne d’observation, sans jugement, de son propre comportement et celui des autres. Savoir reconnaître des “actions”, lire les corps, lire les esprits en quelque sorte pour en repérer les manifestations et les jouer ensuite. L’action du “method acting” ou du “système” va au-delà du texte écrit et de l’activité. La Méthode consiste à révéler l’intention, la relation ou l’objectif du personnage vis-à-vis des autres, via l’accessoire. Si quand il boit un verre, fume sa cigarette ou mange sa pomme, l’acte ne nous révèle rien de l’intention du personnage, il est inutile. Utiliser l’environnement, c’est très Adler. Un acteur Strasberg aura tendance à intérioriser, entrer en lui-même. Parfois, il s’y noie ou se perd dans un jeu égocentré – c’est la tendance de James Dean par exemple.»

Pourriez-vous citer d’autres exemples d’acteurs à l’écran ?

C.N. : «L’un des acteurs emblématique de l’Actors Studio, c’est Al Pacino. S’il intériorise parfois à outrance, il est subtil dans "Serpico". Son intériorisation, je la dis “jocondesque”. Lui, il scrute, pénètre tout ce qu’il regarde. Il hypnotise tout : le sol, l’étagère, le partenaire, tout. Il est en processus d’intériorisation en permanence et c’est ce qui lui donne la droiture, l’étoffe morale de son Serpico. Sa construction à lui se fait par le poil… De Niro, qui est à la fois Actors Studio et Adler, montre dans "Raging Bull" le prix – physique, émotionnel et psychologique - que son personnage Jake LaMotta paye dans son choix de vie. Le jeu réaliste nous invite dans la vulnérabilité de l’homme. Scorsese et De Niro font de LaMotta un être humain qui traverse l’épreuve et sort grandi. L’acteur réaliste ne peut pas se contenter de dire son texte parce que son rôle est de révéler l’enjeu social et psychologique via un comportement précis fait des “actions psychophysiques” qui nous donnent accès à tout ce que le personnage pense alors qu’il ne le dit pas. Tout cela donne au cerveau de celui ou celle qui le regarde des informations qui lui permettent de comprendre le drame intérieur du personnage et donc, le drame général.»

Propos recueillis par Jérôme Gac
"Sur les quais" © collections La Cinémathèque de Toulouse


Cycle «Actors Studio», du 17 octobre au 16 décembre ;
Rencontre avec Céline Nogueira et Jacques Demange (historien), mardi 5 décembre, 19h00 (entrée libre).

À la Cinémathèque de Toulouse, 69, rue du Taur, Toulouse. Tél. 05 62 30 30 10.

 

mercredi 13 septembre 2023

Rome, 1960


 

À la Cinémathèque de Toulouse, le cycle de rentrée «Les films qu’il faut avoir vus» met cette année à l’affiche "La dolce vita", de Fellini.

En 1960, à la suite de sa présentation au Festival de Cannes où il décrocha la Palme d’or, "La dolce vita" triomphait en France alors que le film fut interdit de projection à Rome, où il choqua le maire autant que le Pape. Fellini amorçait avec ce septième long métrage la mutation de son cinéma, jusqu'alors ancré dans le néoréalisme. Comme l’écrit l’historien du cinéma Jean A. Gili, «avant la révolution de "La dolce vita" et de "Huit et demi", Fellini est déjà un point de référence du cinéma italien, il a pleinement assimilé les leçons du néoréalisme et les a nourries du pouvoir visionnaire de son imagination: avec lui s’accomplit la transformation entre une réalité saisie dans ses composantes authentiques et une réalité recréée par la fantaisie et le rêve.»

Si "La dolce vita" s'attache en effet à décrire les nuits romaines décadentes à travers le regard d'un journaliste interprété par Marcello Mastroianni, le récit est ici construit sous la forme de séquences autonomes. Dans cette succession chaotique de tableaux, le cinéaste exhibe un réel fantasmé qui transforme Rome en scène de spectacle, où le profane côtoie le sacré, sur la musique de Nino Rota. Reconstituée en studio à Cinecittà, la Via Veneto est ainsi le théâtre d’une agitation constante, où paparazzi et chroniqueurs mondains courent après le moindre scoop. Entre oisiveté et frivolité, errance et voyeurisme, Fellini renvoie une image peu flatteuse à ses contemporains et invente la plus célèbre image du cinéma italien: la baignade d’Anita Ekberg dans la fontaine de Trevi.

Lors de sa sortie en Italie, trois mois avant la projection cannoise, on lisait dans Le Monde, sous la plume de Jean d’Hospital, une description des «audaces crues» exhibées par le film scandaleux: «Cela sent la pourriture – souvent parfumée – d'une société cosmopolite. Laquelle ? Celle que Fellini connaît, celle du cinéma avec ses vedettes désaxées, ses starlettes éperdues, les mâles qui rôdent (c'est une façon de parler) autour d'elles, et celle d'hommes et de femmes appartenant par le nom ou par la bourse à des cercles qui cherchent dans la débauche un refuge contre l'ennui, fréquentant toujours les mêmes cafés, les mêmes boîtes, et ne trouvant d'évasion que dans l'orgie.»(1)

En 1971, l’écrivain Jean-Marie Gustave Le Clézio écrivait à propos de "La dolce vita", dans la revue L’Arc: «Fellini nous aventure au milieu de sociétés qui n’ont rien à nous apprendre de définitif sur elles-mêmes, des sociétés de doute, des sociétés non pas de pierre mais de sable et d’alluvions. La société selon Fellini est une société incertaine. D’abord parce que cette société est une société en train de s’écrouler. Corrompue, débauchée, ivre, grimaçante, la société que nous fait voir Fellini est en complète décadence. Mais elle ne l’est pas inconsciemment : il s’agit d’un monde en train de s’interroger, de se tâter, qui hésite avant de mourir. Fellini […] est le plus impitoyable témoin du pourrissement du monde occidental. Le paysage humain qu’il nous montre en mouvement, est à la fois la plus terrible et la plus grotesque caricature de la société des hommes. Bestiaire plutôt qu’étude humaine, elle nous montre tous les types de groins et de mufles dans toutes les situations: prostituées, déesses, androgynes, succubes, ecclésiastiques hideux, militaires abominables, parasites, artistes, faux poètes, faux prophètes, hypocrites, assassins, menteurs, jouisseurs, tous réels et tous méconnaissables, enfermés dans leur propre enfer, et perpétrant leurs crimes mécaniques sans espoir d’être libres, sans espoir de survie. En deçà de la parole, en deçà de l’amour et de la conscience, ils semblent les derniers survivants d’une catastrophe incompréhensible, prisonniers de leur zoo sans spectateurs. Cette société maudite est la nôtre, nous n’en doutons pas.»(2)

"La dolce vita" est projeté à la Cinémathèque de Toulouse, au cœur du traditionnel cycle de rentrée, «Les films qu’il faut avoir vus».

Jérôme Gac

 
(1) 20 février 1960
(2) L’Arc n°45, 1971
 

«Les films qu’il faut avoir vus», du 14 septembre au 4 octobre ;
"La dolce vita", samedi 23 septembre à 21h00 et dimanche 1er octobre à 16h00. 

La Cinémathèque de Toulouse, 69, rue du Taur, Toulouse. Tél. 05 62 30 30 10.

 

Festivités grolandaises



Doté d’un jury présidé par l’entarteur Noël Godin, le Fifigrot invite cette année Patrick Bouchitey, Philippe Druillet, Radu Jude...

Comme à son habitude, le Festival international du Film grolandais de Toulouse met à l’affiche des films en avant-première, des raretés et pépites décalées ou à l’humour quelque peu incongru. Cette douzième édition du Fifigrot s’ouvre ainsi avec "les Feuilles mortes" (Prix du jury à Cannes) d’Aki Kaurismäki, projeté deux jours avant sa sortie dans les salles. Le jury prend cette année la forme d’un Con·sulat réunissant le Premier Con·sul Noël Godin (célèbre terroriste crémier), la dessinatrice Nine Antico, l’acteur et réalisateur Patrick Bouchitey.

Ce triumvirat de choc sera chargé de décerner l’Amphore d’or du film le plus grolandais pioché dans la compétition comptant dix longs métrages. Cette sélection de films permettra de découvrir les dernières œuvres de Bill Plympton ("Duel à Monte Carlo del Norte"), Yolande Moreau ("La Fiancée du poète"), Rolf de Heer ("The Survival of Kindness"), etc. Le public est invité à décerner son prix parmi ces films «d’esprit grolandais», et un jury constitué d’étudiants de l’Ensav attribuera le sien, sans oublier le fameux Prix Michael Kael, ainsi qu’une nouvelle distinction remise par un jury de jeunes gens. Comme chaque année, projections de courts et longs inédits, documentaires, concerts, spectacles, expositions, rencontres littéraires, débat, etc. sont au menu du Fifigrot.

Des ouvrages de critique sociale, joyeuses, impertinentes concourent également pour le Gro Prix de littérature grolandaise. Parmi les invités, on attend Philippe Druillet, dont les affiches pour le cinéma seront exposées à l’ABC, ou encore le réalisateur roumain Radu Jude, dont le nouveau film sera présenté en avant-première. Outre les traditionnelles sections Gro l'Art, Gro Zical (deux ciné-concerts événement), Midnight Movies ou encore Made in Ici, on annonce cette année des sélections ayant pour thèmes «Dans ta bouche», «Jeune cinéma», «Paris Secret», «La campagne en folie», etc. 

On retrouvera la sélection Ciné Bistrot, en partenariat avec le collectif Bar Bars, qui exhibera cinq programmations de courts métrages dans les bistrots de la ville. Installé de nouveau dans l’enceinte du Port Viguerie, le Gro Village accueillera au bord de la Garonne diverses animations grolandaises et autres grolanderies. Clou de cette semaine votive, le samedi après-midi, une grande marche au départ de la place Saint-Pierre précèdera l’élection et l’entartage du Con· de l’année... Enfin, le festival sera précédé de soirées Gro Before, notamment l’avant-première de "Des idées de génie ?", film de Brice Gravelle, à l’American Cosmograph.

Jérôme Gac
"Les Feuilles mortes" © Malla Hukkanen / Sputnik
 

Fifigrot, du lundi 18 au dimanche 24 septembre.

Gro Village, de 16h00 à 23h00 (sauf lundi à partir de 18h00, samedi de 14h00 à minuit, dimanche de 14h00 à 22h00), au Port Viguerie, rue Viguerie, Toulouse. 

Gro Before: "Des idées de génie ?", de B. Gravelle, dimanche 17 septembre, 19h00, à l’American Cosmograph, 24, rue Montardy, Toulouse.

 

dimanche 6 août 2023

David Lynch, trente ans de cinéma

  
À Lyon, la rétrospective des films de David Lynch à l'affiche de l'Institut Lumière, de "Eraserhead" à "Inland Empire", dessine «un passage entre deux mondes».

David Lynch fait une apparition sous les traits de John Ford dans le récit autobiographie de Steven Spielberg "The Fabelmans", sorti en 2023. Acteur à l'occasion, mais surtout cinéaste, peintre et dessinateur, ou encore photographe, musicien, designer sonore et créateur d'objets (chaise, cendrier, etc.), il a signé dix longs métrages entre 1977 et 2006 qui sont projetés à l'Institut Lumière, à Lyon. 

Cette rétrospective est l'occasion de s'immerger dans une filmographie qui orchestre «un passage entre deux mondes», car «les films de David Lynch expriment un voyage souvent imaginaire, parfois doublé d'un déplacement réel, vers un autre monde, celui des cauchemars, des rêves, vers un univers où la frontière entre le bien et le mal se dissout de telle sorte qu'il n'y a pas franchissement mais passage, glissement»(1), constate Hubert Niogret. C'est ainsi que le cinéaste avoua un jour au magazine Première: «La vie, pour moi, c'est des couches de réalité. Il y a beaucoup de choses qui se produisent sous la surface, à des niveaux différents. Il y a des particules subatomiques que nous ne voyons pas, mais qui sont là. Il y a des forces obscures qui agissent sur nous. Nous pouvons choisir de les ignorer, mais elles sont là. Elles sont parfois en nous. Nous en sommes les victimes.»(2) 

«Je suis originaire du Montana ; et c'est vraiment l'Amérique profonde !»(3), affirme David Lynch qui voit le jour en 1946, dans ce vaste État forestier du Nord-Ouest, frontalier du Canada, où sont en partie situées les Montagnes Rocheuses et que traversent les affluents du Missouri. David Lynch a dessiné et peint durant toute son enfance. Il se souvient: «Dans les villes où je vivais, il n'y avait aucun artiste professionnel, je pensais que ce métier n'existait pas. C'est alors que j'ai rencontré le père d'un ami, un vrai artiste peintre. Cette conversation a littéralement changé ma vie. J'y ai vu un signe plein d'espoir ; à cet instant, je suis devenu peintre. J'étais obsédé par ça, je voulais vivre une vie d'artiste, c'était pour moi une vie de rêve, et j'étais dedans à 100%.»(4)

En 1960, la découverte de l'œuvre du peintre britannique Francis Bacon constitue son premier choc esthétique. Après avoir étudié la peinture à l'école des beaux-arts de Boston, il s'inscrit à la Pennsylvania Academy of Fine Arts de Philadelphie, dès 1965. Il raconte: «Un jour, alors que j’étais en train de peindre un jardin de nuit, une toile essentiellement noire avec une forme verte sortant de l’obscurité, j’ai vu l’herbe qui se mettait à bouger, et j’ai commencé à entendre le vent. Je ne pouvais pas restituer ce frémissement sonore avec la peinture. C’est alors que je suis passé au cinéma». 

Il réalise quatre courts métrages entre 1967 et 1973 ("Six Figures getting sick", "The Alphabet", "The Grandmother", "The Amputee"), puis achève en 1976, après cinq ans de travail, son premier long-métrage, "Eraserhead". «Noir et atroce, définitif sur la condition humaine, un de ces films dont on ne revient pas»(5), écrit Michel Chion, à propos de cette œuvre cauchemardesque tournée en noir et blanc, à l'atmosphère oppressante, qui multiplie les éléments surréalistes: une femme dans un radiateur, un bébé difforme dont la tête ressemble à celle d'un agneau... À propos de son premier long métrage, David Lynch déclara seize ans plus tard: «C'est un film parfait. Je ne m'en lasse pas. C'est comme une toile d'Edward Hopper. Je ne me vante pas. Tout ce que j'ai fait après est imparfait. Tout est échec.»(2)

Dans "50 ans de cinéma américain", Jean-Pierre Coursodon et Bertrand Tavernier notent: «"Eraserhead", loin d'être une expérience d'avant-garde comme tant d'autres, est une œuvre profondément originale et personnelle qui ne ressemble strictement à rien d'autre. On l'a appelé, sans véritable hyperbole, le film le plus étrange jamais tourné. C'est aussi l'un des plus angoissants, des plus dérangeants. Cette suite d'images oniriques, et pourtant fermement enracinées dans le réel, nous interpelle, nous implique, nous confrontant à nos craintes, à nos terreurs les plus intimes – si intimes qu'elles restent souvent inconscientes. C'est un des rares films qui donnent vraiment au spectateur l'impression de vivre un cauchemar.»(6)

Dans l'ouvrage qu'il consacre au cinéaste, Michel Chion écrit: «Son style cinématographique affirme, à partir d'"Eraserhead", quelque chose d'archaïque, de raide, de frontal, proche du cinéma muet primitif, que l'auteur ne semble pas connaître, le cinéma des années dix, fraîchement éveillé au montage. Cinéaste littéral, Lynch rénove des formules archaïques comme le montage parallèle, ainsi que les “plans-pensées”, et il enchaîne souvent les images comme au temps du muet, avec la même liberté de montage.»(5) 

Le cinéaste constatera vingt ans plus tard: «"Eraserhead" est mon film le plus réaliste. Selon moi, la réalité n'est pas la surface visible des choses, c'est un sentiment. Je sais ce qu'on entend par réalité au sens commun, mais il y a l'apparence des choses et aussi plein de choses sous les apparences. Chacun a sa propre réalité, c'est une notion très subjective.»(7)

Impressionné par ce film devenu culte dès sa sortie new-yorkaise en 1977, Mel Brooks confie à David Lynch la mise en scène de "Elephant Man" (1980), d'après les mémoires de Frederick Treves, médecin qui recueillit Joseph Merrick, surnommé «Elephant Man» en raison de sa difformité physique. Interprétés par John Hurt et Anthony Hopkins, ces épisodes de la vie d'un homme traité comme un monstre de foire, puis pris en charge par un médecin londonien, bouleversent le public international. 

Michel Chion constate: «Dès la première image après les cartons du générique  deux yeux féminins qui nous atteignent en plein cœur – "Elephant Man" est un film de visages, jusque dans la matière de son suspense: c'est la tête de l'homme-éléphant que nous sommes impatients de découvrir, c'est dans ses yeux que nous sommes anxieux de lire quelque chose. (...) De par le sujet même, il y a dans le film beaucoup de “visages en réaction” – désemparés, excités, allumés, voire béats de fascination épatée  au spectacle de Merrick.»(5) 

Le producteur Dino De Laurentiis propose ensuite à David Lynch d'adapter et de réaliser à grands frais "Dune", best-seller de science-fiction de Franck Herbert. Michel Chion assure: «On sait l'importance dans ses films de la photo de famille, du cadre, du portrait (...). Or, "Dune", plus encore qu'"Elephant Man", est un film de portraits figés, qu'on ne cesse jamais d'interroger. Portraits quelque peu désuets et compassés, qu'on dirait non du futur, mais de grands-parents et d'arrière-grands-parents de l'ancien temps: les femmes ont des robes compliquées qui s'évasent ; les hommes sont sanglés dans des uniformes comme des ancêtres qui ont combattu dans des guerres de Sécession. La présence de petits chiens de cours, enfin, évoque quelques Vélasquez et quelques Ménines. Mais l'immobilité de ces portraits est impressionnante, notamment dans le voyage sur Arrakis, en sur-place.»(5)

Après l'échec financier de "Dune" (1984), Lynch signe "Blue Velvet" (1986), dont l'action est située dans une petite ville fictive, où un jeune étudiant est contraint de gérer la boutique de ses parents pendant la convalescence de son père. Le cinéaste poursuit ici sa collaboration avec Kyle MacLachlan, qui tenait le rôle principal dans "Dune", et installe pour la première fois ses personnages dans l'Amérique profonde, cadre de tous les films qu'il tournera jusqu'à la fin des années quatre-vingt-dix. 

Dans sa critique de "Blue Velvet" parue dans Télérama, Jean-Luc Douin relate: «Dans la quiétude apparente d'une ville, alors que les oiseaux gazouillent sous un ciel d'azur, que jonquilles et tulipes semblent garantes d'un bonheur idyllique, un jeune homme fait l'apprentissage du Mal. Il découvre dans un pré une oreille humaine grouillante de fourmis, épie une dangereuse chanteuse de cabaret. Son périple, à la fois baudelairien et hitchcockien, lui fait découvrir vices, et perversions. Un univers abominable, sordide, fascinant(8) Pour Michel Chion, "Blue Velvet" est «un film où la chair féminine, celle d'Isabella Rossellini, apparaît comme jamais peut-être un film aux USA ne l'a montrée, singulière, émouvante, individualisée, dénudée de cette invisible pellicule qui d'habitude y protège les corps les plus exposés.»(9) 

En 1990, les dessins et tableaux de David Lynch sont exposés au musée d'Art contemporain de Tokyo, et son cinquième long métrage, "Sailor et Lula" ("Wild at Heart"), remporte la Palme d'or à Cannes. Selon Hubert Niogret, «dans la juste continuation de l'admirable "Blue Velvet", David Lynch va très loin dans cette recherche du monde noir intérieur et pousse situations et personnages au-delà de la norme cinématographique traditionnelle, pour rejoindre la force de certains écrivains comme Jim Thompson»(1). Dans Télérama, Gérard Pangon évoque à propos de "Sailor et Lula" «un jeu sur l'espace, la forme et la couleur, destiné à provoquer des sensations fortes»(10), et Philippe Collin assure dans le magazine Elle que «Lynch fait de la direction de spectateurs comme Hitchcock n'a jamais eu la folie de le faire.»(11)

Inspiré du roman de Barry Gifford et réunissant Nicolas Cage, Laura Dern, Isabella Rossellini et Willem Defoe, «"Sailor et Lula" décrit la fuite éperdue de deux grands enfants, deux gamins qui refusent de grandir, en se réfugiant dans un univers peuplé de chansons démodées, de fétiches idiots (un collier de bonbon) et d'histoires enfantines ("Le Magicien d'Oz"): un couple qui serait une version teenager des "Amants de la nuit" de Nicholas Ray»(12), note Nicolas Saada dans les Cahiers du Cinéma. 

À propos de "Sailor et Lula", David Lynch explique: «En l'espace d'une journée, on peut faire l'expérience de beaucoup d'impressions différentes. Dans un film, on s'attache de préférence à un ou deux fils directeurs émotionnels. J'ai préféré me balader, passer d'une chose à l'autre. (...) Dans le film, tout est montré depuis le point de vue des personnages. Ce sont eux qui “dictent” l'atmosphère de leur univers, donc du film: tour à tour violent, fantastique ou drôle. Le changement de ton du film obéit à celui des personnages.»(12)

Le cinéaste retourne à Cannes deux ans plus tard pour y présenter "Twin Peaks: Fire Walk with Me", dont il cosigne la musique avec Angela Badalamenti. Fraîchement accueilli par les critiques, le film dévoile les derniers jours de Laura Palmer, personnage retrouvée morte dès le premier épisode de "Twin Peaks" (1990), la série policière créée par David Lynch et Mark Frost pour la chaîne américaine ABC. 

Le cinéaste déclarait lors de la sortie du film dans les salles: «Ce sont les mêmes règles esthétiques que celles de la série. On a tourné au même endroit, dans le Nord, où le vent souffle, il y a une ambiance là-bas. De toute façon, la série a été tournée sur film et non sur vidéo. Quand nous avons tourné le pilote de la série, nous l'avons présenté aux producteurs, et ça a marché tout de suite. Les gens “mordaient” immédiatement. Il y avait quelque chose qui accrochait les spectateurs. Je pense que c'est Laura Palmer, son assassinat. Qui était-elle, que s'était-il passé ? Le mystère, en fait, dépasse la série télé, et même le film. Il y a des indices, dans le film, qui ne sont pas explorés. J'aime beaucoup cette idée: rien n'est clos. Il y a encore des choses qui peuvent subvenir.»(2)

Cinq plus tard, "Lost Highway" (photo) débarque sur les écrans. Tous les éléments de l'univers du cinéaste s'entrechoquent dans un film noir – coécrit avec le romancier Barry Gifford – où sexe rime avec mort et schizophrénie. Philippe Garnier écrit alors dans le quotidien Libération: «Lynch a fait table rase de ce qui ne servait déjà que d'accessoires dans ses films précédents: la conversation, les petits bruits de la vie quotidienne, la sociologie, jusqu'à l'histoire même, jusqu'aux personnages de l'histoire. Cette fois, il n'y a plus que des moments. Des moments de cinéma. (...) En fait, c'est simplement Lynch qui va aussi de l'avant dans son cinéma, qui dépasse tout ce qu'il n'a qu'exploré ou effleuré auparavant. En ne s'appuyant que sur les oripeaux du film noir (femmes fatales, gangsters et belles bagnoles, dont on se bat royalement l'œil), et en posant les jalons d'une fumeuse histoire de dédoublement de personnalité, il arrive à un degré tel d'abstraction qu'il atteint presque, sur un mode plus “chatoyant” et “commercial”, la radicalité d'"Eraserhead".»(13)

Refusant toujours de livrer les clefs qui permettraient de comprendre ses films, David Lynch assure dans le quotidien L'Humanité: «J'admets que sa forme se rapproche étroitement de l'expérience du rêve. L'histoire de "Lost Highway" avance comme une spirale qui se replie sur elle-même. Je ne cherche pas à tout expliquer dans le film car c'est mieux de laisser une fenêtre ouverte pour que le rêve continue.»(14) Il persiste dans les Cahiers du Cinéma: «Un mystère est ce qui se rapproche le plus du rêve. Le simple mot “mystère” est excitant. Les énigmes, les mystères sont merveilleux jusqu'à ce qu'on les résolve. Je crois donc qu'il faut respecter les mystères.»(15) 

Quelques années plus tard, il s'exprime à ce propos sur France Culture: «Nous, êtres humains, sommes comme des détectives: nous voulons savoir, connaître la vérité des choses, savoir pourquoi… Mais dans le même temps, les mots ont des limites. Si vous dites quelque chose dans le langage cinématographique, (…) après, les gens veulent que vous le disiez avec des mots ; c’est absurde ! À moins d’être poète, comment pouvez-vous dire ce qu’il y a dans un film avec des mots ? Le truc, c’est le cinéma, c’est le film, il ne faut pas en parler, pas répondre aux questions à son sujet: tout est dans le film!»(16)

David Lynch retrouve le Festival de Cannes en 1999 avec "The Straight Story", film initié et coécrit par sa compagne, la productrice Mary Sweeney. En rupture avec ses habituels récits monstrueux et énigmatiques, il relate ici une histoire simple et vraie qui s'est déroulée en 1994, celle d'un septuagénaire qui effectua sur une tondeuse à gazon plusieurs centaines de kilomètres, de l'Iowa jusqu'au Wisconsin, pour rendre visite à son frère malade. 

Mary Sweeney raconte: «On pouvait penser à première vue que cette histoire était très éloignée des préoccupations thématiques et esthétiques de David, mais moi, je cherchais depuis longtemps un projet qui réveille le David Lynch d'"Elephant Man", c'est-à-dire qui ramène à la surface le côté tendre, généreux, émotionnel de David. Derrière l'aspect bizarre de ses films, il y a toujours eu une grande puissance émotionnelle. L'histoire d'Alvin Straight appartenait complètement à ce registre, c'est une histoire à fendre le cœur, et j'étais persuadée que David serait largement capable de la porter à l'écran. Le film est très frontal, très sincère, il ne comporte absolument pas un gramme d'ironie. Surtout, c'est un film superbe.»(7)

Angelo Badalamenti évoque en ces termes la musique qu'il a composée pour "The Straight Story", road movie contemplatif qui s'attarde sur des paysages caressés par la lumière d'un automne frémissant: «J'en suis arrivé à ces thèmes extrêmement purs et intimistes, dont le sens mélodique est plutôt européen, mais dont l'interprétation évoque davantage cette sensibilité à nu et cette approche rêveuse propres à la country, à une certaine Amérique dont David se fait aussi le peintre. Cette combinaison de couleurs était assez nouvelle pour moi, pour nous, mais elle s'est imposée naturellement – comme toujours avec David.»(7)

Deux ans plus tard, la Croisette découvrait "Mulholland Drive", un projet de série refusé par la chaîne ABC devenu un film tourné à Los Angeles. Lors de l'annonce de la décision de rejet du projet par la télévision américaine, «toutes les scènes du feuilleton se sont mises à me parler d'une autre histoire, qui ne demandait qu'à s'épanouir»(17), confessa David Lynch. 

Dans Libération, il revenait sur la genèse de son neuvième long métrage: «Le voyage a été aussi long que sur la route, réelle, de Mulholland à Los Angeles: avec ses tournants, ses errances, c'est une vaste, une longue route, une route mystérieuse, mais tous les films sont ainsi. Ils veulent aller dans un certain sens et on ne sait pas à l'avance les chemins qu'il faudra prendre pour aboutir à leur forme finale.»(18)

Quelques mois avant la présentation de "Mulholland Drive" à Cannes, le cinéaste avait dévoilé le propos de son film: «Il s'agit du rêve de Hollywood, l'un de ses aspects du moins. Tant de gens rêvent de Hollywood. En fait, peu importe qu'ils ne s'y rendent pas réellement, restent les rêves et les espoirs. Il s'agit aussi d'une relation entre deux filles différentes. Et d'un polar, avec des virages intéressants. Comme sur la route de Mulholland.... (...) Une route permet d'aller vers l'inconnu. Nous allons de l'avant, et en même temps nous charrions notre passé, et en même temps nos pensées nous éloignent de la route. Il devient difficile de différencier ce qui est réel de ce qui ne l'est pas... Le film parlera de ça.»(18)

David Lynch terminait en affirmant: «Vous pouvez aimer un livre sans percer les intentions de l'auteur, l'important, c'est qu'il vous fasse rêver. Le film est un langage pour exprimer des choses qu'on ne peut pas dire, qu'on ne connaît pas. C'est quelque chose qui est en grand danger de se perdre aujourd'hui, on fait des films qui laissent de moins en moins d'espace au songe. Ils sont montés en épingle pour une ou deux semaines avant d'être engloutis et oubliés: cela ne suffit pas à contenir tous les rêves de cinéma.»(18)

Lors de la présentation cannoise, Serge Kaganski relevait dans Les Inrockuptibles: «Hollywood infuse ce film par tous les pores: ce sont les splendides plans nocturnes et diurnes de la ville, c'est une géographie de la ville résumée par des inserts de panneaux emblématiques (Hollywood, Mulholland Drive, Sunset Boulevard), ce sont tous les genres hollywoodiens (thriller, western, sitcom, épouvante, fantastique social...) qui défilent sous l'œil de Lynch, c'est un personnage secondaire comme la concierge Coco, ce sont les passages représentant directement les coulisses du cinéma... Et quand la blonde et simple Betty s'empare de la brune et glamour Rita, quand elle lui susurre des “Je t'aime” éperdus, c'est à une icône de la Cinémonde qu'elle s'adresse, c'est son rêve hollywoodien qu'elle caresse puis étreint..(19)

Didier Péron écrivait dans Libération: «Pour Lynch, il y a une isomorphie totale entre le flux des plans, la courbe évolutive du son et le fonctionnement de notre cerveau. Si bien que le spectateur est moins convié à suivre un récit dont la linéarité ne tarde pas à lui échapper complètement qu'à épouser le mouvement profond de ce voyage figuratif aux limites mêmes de ce qui peut être représenté. Plus que jamais, le film nous permet d'entrer directement au cœur de la boîte noire où dormiraient sous forme de signes, de fracas et d'indices à demi effacés le souvenir d'un énorme crash originel. (...) "Mulholland Drive" ressemble fort à un art poétique de Lynch où son rapport au cinéma, sa manière de s'inscrire en marge d'Hollywood, d'envisager la vision d'un film comme une expérience du mystère qui n'a pas pu être élucidé, sa conception du glamour et de son envers de pur chaos, son radicalisme esthétique s'exprime dans un langage de toute beauté.»(20)

Le critique Gérard Lefort écrivait lors de la sortie du film dans les salles: «Quand on s'y abandonne, c'est un torrent qui nous emporte et l'on perçoit alors ce que le film désire: nous égarer en même temps qu'il nous perd. Mais c'est le même mouvement qui sans cesse nous prend et nous jette. Il n'y a pas de bras de fer entre ce qui est rationnel et ce qui ne l'est pas, ni de dialectique entre l'intelligence requise et la sensation exigée, qui s'apaiserait à l'aurore d'une synthèse réconciliatrice.»(21)  

Dans Télérama, Louis Guichard s'enflammait à son tour: «Si "Mulholland Drive" peut se lire comme un rêve d'amoureuse déçue, c'est qu'il restitue de manière sidérante la logique de l'inconscient par son alliage de merveilleux et de ténèbres, ses larmes sans objet, ses enchaînements surréalistes, les permutations, apparitions et disparitions qu'il décline jusqu'à la démence. Mais au fond, rien n'est sûr, la boucle délirante déroulée par Lynch est presque impossible à boucler rationnellement. Rien n'est sûr, sinon l'envie irrésistible de revoir ce film schizo et parano, grisant et vénéneux, qui fait un mal monstre et un bien fou.»(17) 

Sorti en 2007, "Inland Empire" est le dernier long métrage en date de David Lynch. Il exhibe la longue descente aux enfers d'une actrice, interprétée par Laura Dern, qui perd contact avec la réalité et s'enfonce dans un véritable cauchemar. Le film rassemble toutes les obsessions du cinéaste et toutes ses œuvres antérieures s'y retrouvent. Celui-ci explique: «Non, je ne suis pas quelqu'un qui exploite ses rêves. Il n'y a pas de caractère onirique dans mes films. Il est très rare qu'une idée me vienne d'un rêve nocturne. En revanche, elle peut surgir de cet état de rêverie diurne où penser à une chose conduit à une autre, puis à une autre encore. Mais une idée artistique ne se confond pas avec un rêve. (...) Il y a un scénario dans "Inland Empire". Je l'ai construit scène par scène. J'écris une scène, je la tourne. Il peut s'écouler un certain temps avant qu'une nouvelle idée surgisse, et je ne sais pas comment elle va se relier à la première – mais je ne m'en inquiète pas. Tous mes films viennent de cette façon, par fragments. Et plus les fragments s'accumulent, plus le film se révèle(22)

La même année, "The Air is on Fire" réunit des peintures et des dessins de David Lynch à la Fondation Cartier, à Paris. En 2011, il publie son premier album solo, "Crazy Clown Time", qu'il a écrit et produit, suivi deux ans plus tard d'un deuxième opus, "The Big Dream". Il réalise également, entre autres courts métrages, un bref documentaire en noir et blanc, "Idem Paris" (2012), présentant le tirage de ses lithographies sur les presses de l'atelier réputé, fréquenté notamment par Matisse, Braque, Chagall, Miró, Picasso et de nombreux autres maîtres de la peinture du XXe siècle. 

Il imagine "Small Stories" en 2014, qui présente à la Maison européenne de la Photographie des petites histoires autour d’une quarantaine de ses photographies en noir et blanc, créées pour cette exposition, dans lesquelles on retrouve les motifs récurrents de son univers. David Lynch coécrit avec Mark Frost et réalise les dix-huit épisodes de la troisième saison de la série "Twin Peaks", diffusée en 2017.

Jérôme Gac


(1) Positif n°353-354 (Juillet 1990)
(2) Première (Juin 1992)
(3) Positif n°356 (Octobre 1990)
(4) Le Monde (03/03/2007)
(5) Michel Chion, "David Lynch" (Cahiers du Cinéma, 2001)
(6) Jean-Pierre Coursodon et Bertrand Tavernier, "50 ans de cinéma américain" (Nathan, 1995)
(7) Les Inrockuptibles (27/10/1999)
(8) Télérama (21/01/1987)
(9) Cahiers du Cinéma n°391 (Février 1987)
(10) Télérama (24/09/1990)
(11) Elle (22/09/1990)
(12) Cahiers du Cinéma n°433 (Juin 1990)
(13) Libération (15/01/1997)
(14) L'Humanité (18/01/1997)
(15) Cahiers du Cinéma n°509 (Janvier 1997)
(16) France Culture (10/06/2020)
(17) Télérama (21/11/2001)
(18) Libération (03/01/2001)
(19) Les Inrockuptibles (16/05/2001)
(20) Libération (17/05/2001)
(21) Libération
(21/11/2001)
(22) Le Figaro (07/02/2007)


«Les Films de David Lynch. Un passage entre deux mondes», du 24 août au 8 octobre, à l'Institut Lumière
, 25 rue du Premier-Film, Lyon. Tél. 04 78 78 18 95.

 

jeudi 29 juin 2023

L’art du dédoublement




Le Festival La Rochelle Cinéma présente une rétrospective des films de Sacha Guitry.

Les images de son premier film sont un incontournable de toute exposition présentant des œuvres d’Auguste Rodin, Claude Monet, Auguste Renoir ou Edgar Degas: Sacha Guitry les a filmés au travail dans "Ceux de chez nous", documentaire où se côtoient les plus grands artistes des années 1910. En homme de théâtre, Sacha Guitry déclare alors: «Parmi les ennemis de l'art dramatique, le plus dangereux, peut-être, est à mon sens le cinématographe». Ce n’est que vingt plus tard qu’il se décide à réaliser et jouer lui-même dans les adaptations qu’il signe de ses pièces pour le grand écran. "Pasteur" inaugure la liste en 1935, en hommage à son père, Lucien Guitry, qui avait joué dans la pièce retraçant des épisodes de la vie du célèbre scientifique. Il enchaîne aussitôt avec une série de comédies légères: "Le Nouveau Testament" (1936), "Mon père avait raison" (1936), "Faisons un rêve" (1936), "Désiré" (1937), "Quadrille" (1938), etc. Des films affublés de pétillantes intrigues habilement ficelées et dotés de dialogues exquis portés par des acteurs dirigés à la perfection.

Au cours de cette période, il filme également deux pépites à partir de scénarios originaux, "Bonne chance" (1935) et "Ils étaient neuf célibataires" (1939), et adapte un roman dont il est l’auteur, "le Roman d'un tricheur" (1936), montrant ainsi qu’il est un grand cinéaste et non un simple maître du «théâtre filmé», comme on le qualifia trop longtemps. Il fait notamment preuve d’une ingénieuse inventivité dans "le Roman d'un tricheur", œuvre sans dialogue portée par la voix off d’un héros totalement amoral. L’immoralité se faufile au fil des années dans l’œuvre de Guitry, qui trouve parfois l’inspiration en fréquentant les personnages aux ambitions peu recommandable: "La Poison" (1951) décrit comment assassiner sans risque son épouse, "la Vie d’un honnête homme" (1953) est l’histoire d’une usurpation d’identité, "Assassins et voleurs" (1956) est la rencontre d’un assassin avec celui qui a été condamné à sa place, etc.

Avec 124 pièces, 36 films et une multitudes d’écrits à son actif, Sacha Guitry pratique par ailleurs le journalisme et la caricature, s’essaye à la publicité, fréquente régulièrement les studios de la radio, puis de la télévision. Son sens éblouissant du récit fait merveille dans une série de films historiques où sa voix, souvent présente dès le générique, guide le spectateur dans les couloirs fantaisistes de l’Histoire. En 1938, "Remontons les Champs-Élysées" raconte les transformations de la célèbre avenue parisienne à travers les siècles, "le Destin fabuleux de Désirée Clary" (1941) est ensuite pour lui l’occasion de jouer Napoléon Ier, puis il se glisse dans la peau de Talleyrand dans le magnifique "Diable boiteux" (1948), avant de se lancer dans ses trois productions les plus spectaculaires: "Si Versailles m’était conté…" (1953), "Napoléon", "Si Paris nous était conté" (1955).

Le théâtre et ceux qui le fabriquent est aussi pour lui un sujet en or: il relate la vie de la célèbre cantatrice dans "la Malibran" (1943), s’attache à la personnalité du célèbre mime dans "Deburau" (1951), et à celle de Lucien Guitry dans "le Comédien" (1948). Le plaisir du jeu irradie les œuvres de Sacha Guitry, et "le Comédien" (photo) est exemplaire à cet égard, puisqu’il y interprète, parfois dans la même scène, le rôle de son père ainsi que son propre rôle !

En bon auteur de comédie, Sacha Guitry excelle à brouiller les pistes et les identités de ses personnages: "Toâ" (1949) est le portrait d’un auteur enchaînant les succès avec des pièces qu’il interprète lui-même, et dans lesquelles il transpose sa vie privée et ses aventures amoureuses ; dans "la Vie d’un honnête homme" (1953), il offre deux rôles à Michel Simon, ceux de jumeaux dont l’un tentera de se faire passer pour l’autre à la mort de son frère ; "Les Trois font la paire" (1957) met en scène deux jumeaux s’accusant chacun du même crime commis par leur sosie… Coréalisé avec Clément Duhour, ce film sera son dernier. Sacha Guitry meurt à Paris, en juillet 1957.

Le Festival La Rochelle Cinéma invite à se replonger dans cette filmographie, le temps d’une rétrospective estivale de treize films, de "Ceux de chez nous" à "la Vie d’un honnête homme", qui permettra de rendre compte de sa modernité, de son goût de la mise en scène, de son art du texte et de sa fascination pour les actrices et les acteurs. Chaque jour, la projection d’un film emblématique est suivie d’une conférence donnée par un spécialiste: Nicolas Pariser, Axelle Ropert, Charline Bourgeois-Taquet, Noël Herpe, Charles Tesson, Raphaëlle Moine, Raphaëlle Pireyre et Sébastien Ronceray.

Jérôme Gac
"Le Comédien" © La Cinémathèque française


Festival La Rochelle Cinéma, du 30 juin au 9 juillet. 


mercredi 28 juin 2023

The actress



Une rétrospective dédiée à l’actrice Bette Davis est à l’affiche du Festival La Rochelle Cinéma.

Née en 1908, Bette Davis débute à Broadway en 1929, avant de tourner son premier film à Hollywood, en 1931. Son jeu d’une variété dramatique inédite, l’audace de ses choix de rôles et son pouvoir au sein de l’industrie font d’elle une figure sans précédent parmi les actrices hollywoodiennes de l’époque. Son dernier film sort en 1989, achevant une carrière d’une longévité exceptionnelle. Pour sa 51ème édition, le Festival La Rochelle Cinéma présente une rétrospective de neuf films de la star, de "l’Intruse" (1935) à "l'Argent de la vieille" (1972). Repérée à Broadway par le studio Universal, Bette Davis a pourtant du mal à s’imposer à ses débuts, en raison d’un physique trop peu glamour pour le grand écran. Accueillie à la RKO, c’est finalement à la Warner Bros qu’elle se forgera une nouvelle personnalité au début des années trente, où elle est l'objet des attentions maniaques des coiffeurs et costumiers du studio.

Michael Curtiz comprend alors ce que le jeu de Bette Davis a de singulier: il lui offre dans "Ombres vers le sud" ("Cabin in the Cotton", 1932) un personnage à sa mesure qui annonce les interprétations sulfureuses qu'elle donnera par la suite. Elle tournera cinq autres films avec le cinéaste au cours de la décennie: "Vingt mille ans sous les verrous" ("20 000 Years in Sing Sing", 1933), "Jimmy the Gent" (1934), "Sixième édition" ("Front Page Woman", 1935), "Le Dernier combat" ("Kid Galahad", 1937), "la Vie privée d’Élisabeth d’Angleterre" ("The Private Lives of Elizabeth and Essex", 1939). Entre temps, faute de rôles à son goût, elle aura quitté Hollywood pour Londres, d'où elle a intenté un procès contre la Warner. Elle le perd et retourne à Hollywood. Une fois les producteurs convaincus de son talent, elle devient la star du studio.

Jean-François Rauger écrit: «Son jeu est d’une précision technique époustouflante. Un infinitésimal mouvement de ses grands yeux, de la bouche, des bras, ajouté au placement toujours sûr de sa voix, peut traduire une violence intense. Le maximum d’émotion est obtenu avec le minimum d’action. Le mélange de coquetterie et de cruauté féminine qui s’affirme dans ses personnages est rarement dénué d’une ambivalence, que les trois films qu’elle fait avec William Wyler, "l’Insoumise" ("Jezebel", 1938), "la Lettre" (1940), "la Vipère" ("Little Foxes", 1941) portent à un haut degré de précision et de perfection.»(1)

En fin de contrat, elle quitte la Warner en 1949, après avoir tourné "la Garce" ("Beyond the Forest") de King Vidor, film dans lequel elle livre une incroyable interprétation d’une femme mariée enceinte de son amant. Elle triomphe dans la foulée avec "Eve" ("All about Eve"), de Joseph L. Mankiewicz: le rôle de Margo Channing, star du théâtre tour à tour charmante et odieuse, est alors le sommet de sa carrière. Après "Milliardaire pour un jour" ("Pocketful of Miracles", 1961) de Frank Capra, elle partage l’affiche avec Joan Crawford dans "Qu’est-il arrivé à Baby Jane?" (photo), de Robert Aldrich. Monstres sacrés de l’époque, les deux stars interprètent dans ce huis clos hystérique deux sœurs actrices, la carrière de l’une ayant décliné lorsque la seconde a connu la gloire à Hollywood avant de perdre l’usage de ses jambes à la suite d’un accident mystérieux… Cherchant à relancer sa carrière, Joan Crawford avait alors insisté pour que Bette Davis soit sa partenaire. Les deux femmes n’avaient jamais travaillé ensemble, elles se haïssaient depuis près de trois décennies !

En 1935, Bette Davis était en effet tombée folle amoureuse de Franchot Tone, son partenaire dans "l’Intruse" ("Dangerous") – film d’Alfred E. Green pour lequel elle remporta l’Oscar de la meilleure actrice. Mais Franchot Tone épousera John Crawford qui lui avait fait des avances, et Bette Davis ne pardonnera jamais à sa rivale son attitude: «Elle l'a fait froidement, délibérément et sans pitié. (…) Elle a couché avec tous les mâles de la MGM – sauf Lassie», déclare-t-elle en 1987. Et si "Qu’est-il arrivé à Baby Jane ?" fut un très grand succès en 1962, John Crawford dut subir pendant le tournage les vacheries à répétition de sa partenaire toujours aussi remontée, au point qu’elle refusa de tourner de nouveau avec Bette Davis, deux ans plus tard, dans "Chut… chut, chère Charlotte", toujours réalisé par Aldrich. Les deux films du cinéaste inscrivent le corps d’une actrice vieillissante dans l’histoire d’un système qui touche à sa fin, celui de l’âge classique d’Hollywood.

Son dernier rôle marquant, en 1972, est celui d’une vieille milliardaire américaine dans "l'Argent de la vieille", de Luigi Comencini, où elle partage l’affiche avec Alberto Sordi, Silvana Mangano et Joseph Cotten. Au début des années soixante-dix, tout en poursuivant sa carrière, elle s’installe en France, à Neuilly-sur-Seine, où elle finira ses jours.

Jérôme Gac
"Qu’est-il arrivé à Baby Jane?" © La Cinémathèque française
 

(1) lacinematheque.fr

Festival La Rochelle Cinéma
, du 30 juin au 9 juillet.

 

Le rêve et la mélancolie


La Cinémathèque française met à l’affiche une rétrospective estivale dédiée à Vincente Minnelli, maître de la comédie musicale américaine, du mélodrame et de la comédie de mœurs.

Vincente Minnelli a réalisé près de quarante films en quatre décennies, de 1943 à 1976: des comédies musicales devenues des classiques, des comédies connues ("Le Père de la mariée", "La Femme modèle") et moins connues ("La Roulotte du plaisir", "Qu'est-ce que maman comprend à l'amour ?"), des mélodrames réputés ("Comme un torrent", "Celui par qui le scandale arrive") ou maudits ("Les Quatre Cavaliers de l'Apocalypse"). La rétrospective que consacre la Cinémathèque française au cinéaste américain cet été est l’occasion de replonger dans une filmographie luxuriante qui investit plusieurs genres, en faisant preuve du même talent de coloriste et en injectant une même tension entre la beauté du rêve et l'amère réalité.

Dans "50 ans de cinéma américain", Jean-Pierre Coursodon et Bertrand Tavernier écrivent: «Certains le trouvent superficiel, mais cette impression elle-même n’est que superficielle. Pour peu qu’on interroge son œuvre, on y sent partout une âme inquiète, une sensibilité très vive qui se manifeste sous le masque de l’élégance, du raffinement esthétique, de la rêverie mélancolique. […] Minnelli fait des comédies mélancoliques et des drames toniques. Ce décalage en matière et manière est générateur d’une atmosphère assez spéciale, qui imprégnait déjà les premiers musicals par lesquels il rénova entièrement le genre, bien avant Kelly et Donen, réalisateurs dont il diffère d’ailleurs totalement. Leurs films sont modernes, réalistes et gais. Minnelli, lui, a le goût du passé, de l’exotisme, de l’irréalisme, voire du fantastique ("Brigadoon", où la civilisation contemporaine est présentée comme un enfer que le héros fuira dans le rêve). Trois seulement de ses musicals ont un sujet moderne, et l’un d’eux ("Un Américain à Paris") réintroduit le passé par le biais de le peinture impressionniste dans le ballet final. […] En chantant et en dansant, Minnelli nous a emmenés un peu partout, sauf ici et maintenant…».(1)

Enfant de la balle, Vincente Minnelli dessine des costumes de scène, avant de devenir décorateur à New York, au Paramount Theatre, puis directeur artistique du Radio City Music Hall à partir de 1933. Il signe ensuite la mise en scène de nombreux spectacles musicaux à Broadway. Repéré par Arthur Freed, producteur à la Metro-Goldwyn-Mayer (MGM), il est engagé en 1942 pour renouveler le genre de la comédie musicale à laquelle il va apporter une stylisation sophistiquée. "Cabin in the sky" (1943) est sa première œuvre cinématographique, une fable musicale interprétée par des Noirs, où apparaissent Louis Armstrong et Duke Ellington. Son style se manifeste déjà par de longs mouvements de grue, l’utilisation du décor à des fins dramatiques, des éclairages mettant en valeur le raffinement des costumes et des détails d'ameublement, la recherche d'une harmonie entre les mouvements de la caméra et des acteurs, et la représentation d’un monde aux apparences imaginaires.

L’année suivante, "le Chant du Missouri" (Meet me in St. Louis) est son premier chef-d'œuvre, une chronique enchantée de l'Amérique du début du siècle. Minnelli prend alors soin de donner une grande importance aux numéros musicaux qui se fondent dans l'histoire. Il réalise ensuite de nombreuses comédies musicales, créant à chaque fois un univers coloré et riche de nuances, un monde clos où tout est rêve, beauté et harmonie, avec notamment Judy Garland, Gene Kelly, Fred Astaire, Cyd Charisse, Leslie Caron, etc. Après "Yolanda et le voleur" (1945), "Ziegfeld Follies" (1946) et "Le pirate" (1948), l'Écosse romantique de "Brigadoon" (1954) et l'Orient légendaire de "Kismet" (1955) deviennent les décors de véritables paradis où l'artifice est roi.

On lui doit aussi deux chefs-d’œuvre du genre: "Un Américain à Paris" (1951) dont le merveilleux ballet final organise la rencontre de la musique, de la danse et de la peinture ; "Tous en scène" ("The Band Wagon", 1953), dont les chorégraphies sont conçues par Michael Kidd et Fred Astaire. Vincente Minnelli est aussi l'auteur de mélodrames maîtrisés: "Lame de fond" ("Undercurrent", 1946), "Les ensorcelés" ("The Bad and the Beautiful", 1952), "La Toile d’araignée" ("The Cobweb", 1955) ou encore "Quinze jours ailleurs" ("Two Weeks in Another Town", 1962). Il atteint les sommets du mélodrame avec des œuvres d'une violence désespérée que sont "Comme un torrent" ("Some came running") en 1958 ou "Celui par qui le scandale arrive" ("Home from the Hill") deux ans plus tard, et avec des fresques historiques comme "les Quatre Cavaliers de l'Apocalypse" (1962).

Il ne rencontre pas l’adhésion du public avec "Madame Bovary" (1949), adaptation du roman de Gustave Flaubert. En 1955, il dirige Kirk Douglas dans "la Vie passionnée de Vincent Van Gogh" ("Lust for life", 1955), nouvelle réflexion sur la place de l’artiste qui demeure l’une de ses obsessions. Ses incursions dans la comédie de mœurs sont aussi mélancoliques qu’irrésistibles, comme en témoignent "la Femme modèle" (photo) en 1957, avec Lauren Bacall et Gregory Peck formant un couple aux personnalités mal assorties, et "Qu'est-ce que maman comprend à l'amour ?" ("The Reluctant Debutante") l’année suivante, où une jeune fille amoureuse d’un artiste à la réputation sulfureuse doit faire face à sa belle-mère soucieuse des conventions.

Dernier des grands réalisateurs «sous contrat», Minnelli quitte la MGM en 1963. Ses ultimes films sont des échecs commerciaux, même si son savoir-faire demeure intact: "Au revoir, Charlie" ("Goodbye Charlie", 1964), avec Tony Curtis et Debbie Reynolds ; "Le Chevalier des sables" ("The Sandpiper", 1965), avec Elizabeth Taylor et Richard Burton ; "Melinda" ("On a clear day you can see forever", 1970), avec Barbra Streisand et Yves Montand ; "Mina" ("A Matter of Time", 1976), d'après le roman "La Volupté d'être" de Maurice Druon, avec Ingrid Bergman, Liza Minnelli et Charles Boyer.

Le cinéma de Vincente Minnelli est peuplé de personnages étourdis et rêveurs. Évoluant dans une réalité inappropriée ou trop contraignante, leur posture s’avère décalée dans un quotidien trop étriqué pour eux. Le critique Philippe Azoury écrit à ce propos: «Le corps minnellien zigzague à l'intérieur d'un monde étouffé sous les conventions dont les personnages ne peuvent se sauver que par un surcroît physique. Il faut revoir à la suite George Peppard supportant de voir sa vie brisée par la réputation de coureur de jupons de son père (Mitchum) dans "Celui par qui le scandale arrive", le Sinatra de "Comme un torrent" devant se terrer dans la petite ville dont son frère est le maire pour ne pas entacher sa réputation, le Richard Burton du "Chevalier des sables" foutre sa vie en l'air pour avoir aimé une Liz Taylor peintre, et enfin le John Kerr de "Thé et sympathie" (1956) supporter les quolibets d'élèves supposés virils moquant sa sensibilité, pour comprendre que, loin de sa réputation d'homme de spectacles et de prestidigitateur, Minnelli n'aura de cesse tout au long de sa filmographie de revenir sur les lieux d'une Amérique-chappe de plomb, coulée dans les cancans, les convenances, refusant les différences».(2)

Jérôme Gac


(1) Nathan (1995)
(2) Libération (05/01/2005)

Du 28 juin au 30 juillet, à la Cinémathèque française
, 51, rue du Bercy, Paris.

 

vendredi 19 mai 2023

La vérité des sentiments


Une rétrospective des films de Nicholas Ray est à l’affiche de la Cinémathèque de Toulouse.

Nicholas Ray est à l’honneur à la Cinémathèque de Toulouse, le temps d’une rétrospective de seize films du cinéaste américain. Raymond Nicholas Kienzle, dit Nicholas Ray est né dans le Wisconsin au sein d’une famille d’origine allemande catholique et norvégienne. Son père, alcoolique et violent, meurt alors qu’il n’a que seize ans et sa famille tombe dans la pauvreté. Une bourse lui permet de poursuivre des études, puis il se lie d’amitié avec Elia Kazan qui le choisit comme assistant sur "le Lys de Brooklyn", en 1944.

Devenu scénariste, «protégé par son producteur John Houseman, ancien complice de Welles, et par le désordre régnant dans l’industrie cinématographique comme dans tout système totalitaire, Nicholas Ray tourne en 1947 son premier film, "les Amants de la nuit", sans prendre conscience de sa liberté, une liberté qu’il ne retrouvera plus jamais»(1), écrit Bernard Eisenschitz. Histoire d’amour entre deux jeunes délinquants, ce premier film regroupe tous les thèmes que le cinéaste développera par la suite: errance, rébellion, délinquance, jeunesse bafouée…

L’année suivante, Humphrey Bogart l’engage pour réaliser "les Ruelles du malheur", la première production indépendante de la star. Cette histoire de délinquance juvénile dans les bas quartiers d’une ville confronte un jeune voyou et un homme mûr qui devient pour lui une figure paternelle ; ce thème sera présent de manière récurrente dans son œuvre à venir. Il retrouve Bogart dans "le Violent" en 1950, film imprégné d’un romantisme noir, puis fait la connaissance de Robert Mitchum avec un film de guerre, "Les Diables de Guadalcanal". Il tourne de nouveau avec Mitchum pour "les Indomptables", l’histoire d’un triangle amoureux dans le milieu des rodéos qui se révèle une œuvre personnelle sur la marginalité, la nostalgie, la violence et la quête d’identité.

Son contrat avec la RKO ayant pris fin en 1953, il signe pour un petit studio "Johnny Guitare" (photo), avec Joan Crawford. Ce western lyrique et flamboyant fait de lui l’un des plus étranges réalisateurs de la modernité. Dans "50 ans de cinéma américain", Jean-Pierre Coursodon et Bertrand Tavernier écrivent à ce propos: «Ses films, comme certains mélodrames de Sirk, ne peuvent vraiment être appréciés que si l’on reconnaît leur ambiguïté, l’inconfortable proximité du ridicule et du sublime qui les caractérise… C’est du moins le cas dans une œuvre limite comme "Johnny Guitare".»(2)

Après "À l’Ombre des potences", un western avec James Cagney, "la Fureur de vivre" (1955) lui vaut un succès international. Il exprime ensuite son amour pour les marginaux avec "l’Ardente Gitane", «œuvre inachevée, tronquée, commercialisée, reniée par son auteur et qui est pourtant l’un des films les plus neufs, les plus modernes, les plus inexplicablement géniaux des années cinquante»(2), assurent Jean-Pierre Coursodon et Bertrand Tavernier.

Il tourne en 1956 "Derrière le miroir" qui décrit la déchéance d’un homme drogué à la cortisone. À propos de ce film, Jean-Pierre Coursodon et Bertrand Tavernier écrivent: «Cette interrogation angoissée (…) prend maintenant, avec l’importance grandissante du problème de la drogue dans la jeune génération, des allures de poème prophétique. Bien avant les hippies, Ray avait dénoncé l’aliénation de l’individu dans la civilisation contemporaine, rejetant la société avec une sorte de rousseauisme passionné pour se tourner vers l’étude de communautés non corrompues (les gitans de "l’Ardente Gitane", les esquimaux des "Dents du diables" en 1960), montrant, dans "la Forêt interdite" (1958), la fragilité de cette innocence, de cet état de nature menacé par la civilisation corruptrice.»(2)

Après "le Brigand bien aimé", remake du "Jesse James" (1939) de Henry King, il réalise en 1957 "Amère victoire", un faux film de guerre entièrement photographié en gris et blanc qui reste son œuvre la plus belle et la plus secrète. Comme l’indiquent Jean-Pierre Coursodon et Bertrand Tavernier: «Après ses films de prestige, "la Fureur de vivre" et "Amère victoire", Ray retourna à de petites productions hétéroclites et malchanceuses qui passèrent systématiquement inaperçues du grand public, s’y montrant, paradoxalement, plus inspiré que jamais.»(2)

En 1958, il livre deux œuvres empreintes de poésie qui rompent avec les habitudes du récit hollywoodien: "la Forêt interdite", et "Traquenard", film noir traité en de somptueuses couleurs qui réunit Cyd Charisse et Robert Taylor. Le critique Pierre Murat observe: «En définitive, Ray n'aura filmé que des éclopés moraux ou physiques (dont le plus réussi reste l'avocat marron et boiteux de "Traquenard"), tentant désespérément de regagner leur propre estime. Et puis, en un temps où Hollywood ne jurait que par la virilité de John Wayne et de Charlton Heston, il aura, sans cesse, privilégié des colosses fragiles, tel Sterling Hayden dans "Johnny Guitare", quémandant de faux mots d'amour auprès de Joan Crawford, rien que pour survivre.»(3)

En 1960, il est engagé pour tourner "le Roi des rois" qui relate des épisodes de la vie de Jésus Christ en Judée, province en révolte contre l’occupation romaine. Coursodon et Tavernier constatent: «Ce film remonté (car jugé trop violent), réécrit au doublage, est, à notre grande surprise, presque une réussite, un des meilleurs, peut-être le meilleur film biblique jamais tourné.»(2)

Coursodon et Tavernier poursuivent au sujet du cinéaste: «C’est la constance de certaines préoccupations morales, d’une certaine attitude devant la vie, qui permet d’aborder de manière synthétique l’un des auteurs les plus importants de la génération d’après-guerre. Chez tous ses héros, on découvre un trait commun: la recherche angoissée d’une raison d’être, d’un sens à la vie. Cette réponse à leurs problèmes souvent inconscients, ils pensent la trouver dans la violence qui libère ou donne l’illusion de l’existence, dans la poursuite du succès et de l’argent, dans la drogue qui est volonté de puissance et donne à l’homme l’illusion d’être “plus grand que nature”, dans l’individualisme animé par la soif de liberté, ou dans la défense entêtée des valeurs en péril. Mais, déçus, tous, en fin de compte, poursuivent leur quête dans l’amour, ultime refuge des vaincus. C’est pourquoi Ray s’est fait le peintre de l’intimité et de l’amour menacé.»(2)

En 1963, Nicholas Ray ne prend pas la peine de terminer le tournage des "55 jours de Pékin", une superproduction avec Ava Gardner et Charlton Heston. Il quitte alors Hollywood pour tenter de financer ses projets en Europe. Pierre Murat écrit: «Hollywood n'aime que l'artifice. Et Ray, la vérité des sentiments, même intimes, même impudiques. Ainsi, dans "Le Violent", il filme le reflet de ses amours compliquées avec Gloria Grahame. La vérité et la violence, chez lui indissociablement liées, circulent souterrainement pour exploser, que ce soit dans des incendies spectaculaires (dans "Johnny Guitare", dans "Les 55 Jours de Pékin") ou dans des mises à mort symbo­liques: dans "Traquenard", un gangster verse du vitriol (jaune) sur une poupée (rouge) qui brûle en laissant échapper une fumée (blanche)...»(3)

Devenu enseignant dans les années soixante-dix, il réalise un film expérimental, "We Can’t Go Home Again" (1973-1976): «S’identifiant à la contestation des étudiants, il se met en scène lui-même comme représentant la génération des aînés au bout du rouleau. Tournant dans tous les formats disponibles, il y tente son vieux rêve d’un cinéma au-delà du cinéma, faisant éclater l’écran et la narration»(1), écrit Bernard Eisenschitz. Il joue ensuite dans "l’Ami américain" de Wim Wenders et "Hair" de Milos Forman.

Atteint d’un cancer, il accepte d’être filmé par Wim Wenders et de coréaliser "Nick’s Movie" (1979) qui montre ses derniers jours de vie, «un des documents les plus extraordinaires que nous ait donné le cinéma», selon Coursodon et Tavernier. Les deux auteurs racontent: «Conçu, écrit et réalisé par les deux cinéastes mais, selon Wenders, essentiellement sur des idées de Ray, il s’agit d’un double autoportrait dans lequel Ray met en scène et joue sa propre mort avec l’aide et la complicité de son jeune admirateur (il mourut effectivement avant la fin du tournage, en juin 1979). Le film relève à la fois du documentaire et de la fiction sans être vraiment ni l’un ni l’autre, la partie fictionnelle, voulue surtout par Wenders, semble-t-il, pour créer une distance par rapport à un sujet difficilement supportable, ne pouvant évidemment pas faire oublier la terrible présence du réel, de cet homme à l’évidence mourant et qui nous donne sa mort en spectacle»(2).

Jérôme Gac
 

Du 19 mai au 2 juillet, à la Cinémathèque de Toulouse, 69, rue du Taur, Toulouse. Tél. 05 62 30 30 10.

(1) Festival de La Rochelle (2008)
(2) "50 ans de cinéma américain", Nathan (1995)
(3) Télérama (01/02/2008)