À Lyon, la rétrospective des films de David Lynch à l'affiche de l'Institut Lumière, de "Eraserhead" à "Inland Empire", dessine «un passage entre deux mondes».
David Lynch fait une apparition sous les traits de John Ford dans le récit autobiographie de Steven Spielberg "The Fabelmans", sorti en 2023. Acteur à l'occasion, mais surtout cinéaste, peintre et dessinateur, ou encore photographe, musicien, designer sonore et créateur d'objets (chaise, cendrier, etc.), il a signé dix longs métrages entre 1977 et 2006 qui sont projetés à l'Institut Lumière, à Lyon.
Cette rétrospective est l'occasion de s'immerger dans une filmographie qui orchestre «un passage entre deux mondes», car «les films de David Lynch expriment un voyage souvent imaginaire, parfois doublé d'un déplacement réel, vers un autre monde, celui des cauchemars, des rêves, vers un univers où la frontière entre le bien et le mal se dissout de telle sorte qu'il n'y a pas franchissement mais passage, glissement»(1), constate Hubert Niogret. C'est ainsi que le cinéaste avoua un jour au magazine Première: «La vie, pour moi, c'est des couches de réalité. Il y a beaucoup de choses qui se produisent sous la surface, à des niveaux différents. Il y a des particules subatomiques que nous ne voyons pas, mais qui sont là. Il y a des forces obscures qui agissent sur nous. Nous pouvons choisir de les ignorer, mais elles sont là. Elles sont parfois en nous. Nous en sommes les victimes.»(2)
«Je suis originaire du Montana ; et c'est vraiment l'Amérique profonde !»(3), affirme David Lynch qui voit le jour en 1946, dans ce vaste État forestier du Nord-Ouest, frontalier du Canada, où sont en partie situées les Montagnes Rocheuses et que traversent les affluents du Missouri. David Lynch a dessiné et peint durant toute son enfance. Il se souvient: «Dans les villes où je vivais, il n'y avait aucun artiste professionnel, je pensais que ce métier n'existait pas. C'est alors que j'ai rencontré le père d'un ami, un vrai artiste peintre. Cette conversation a littéralement changé ma vie. J'y ai vu un signe plein d'espoir ; à cet instant, je suis devenu peintre. J'étais obsédé par ça, je voulais vivre une vie d'artiste, c'était pour moi une vie de rêve, et j'étais dedans à 100%.»(4)
En 1960, la découverte de l'œuvre du peintre britannique Francis Bacon constitue son premier choc esthétique. Après avoir étudié la peinture à l'école des beaux-arts de Boston, il s'inscrit à la Pennsylvania Academy of Fine Arts de Philadelphie, dès 1965. Il raconte: «Un jour, alors que j’étais en train de peindre un jardin de nuit, une toile essentiellement noire avec une forme verte sortant de l’obscurité, j’ai vu l’herbe qui se mettait à bouger, et j’ai commencé à entendre le vent. Je ne pouvais pas restituer ce frémissement sonore avec la peinture. C’est alors que je suis passé au cinéma».
Il réalise quatre courts métrages entre 1967 et 1973 ("Six Figures getting sick", "The Alphabet", "The Grandmother", "The Amputee"), puis achève en 1976, après cinq ans de travail, son premier long-métrage, "Eraserhead". «Noir et atroce, définitif sur la condition humaine, un de ces films dont on ne revient pas»(5), écrit Michel Chion, à propos de cette œuvre cauchemardesque tournée en noir et blanc, à l'atmosphère oppressante, qui multiplie les éléments surréalistes: une femme dans un radiateur, un bébé difforme dont la tête ressemble à celle d'un agneau... À propos de son premier long métrage, David Lynch déclara seize ans plus tard: «C'est un film parfait. Je ne m'en lasse pas. C'est comme une toile d'Edward Hopper. Je ne me vante pas. Tout ce que j'ai fait après est imparfait. Tout est échec.»(2)
Dans "50 ans de cinéma américain", Jean-Pierre Coursodon et Bertrand Tavernier notent: «"Eraserhead", loin d'être une expérience d'avant-garde comme tant d'autres, est une œuvre profondément originale et personnelle qui ne ressemble strictement à rien d'autre. On l'a appelé, sans véritable hyperbole, le film le plus étrange jamais tourné. C'est aussi l'un des plus angoissants, des plus dérangeants. Cette suite d'images oniriques, et pourtant fermement enracinées dans le réel, nous interpelle, nous implique, nous confrontant à nos craintes, à nos terreurs les plus intimes – si intimes qu'elles restent souvent inconscientes. C'est un des rares films qui donnent vraiment au spectateur l'impression de vivre un cauchemar.»(6)
Dans l'ouvrage qu'il consacre au cinéaste, Michel Chion écrit: «Son style cinématographique affirme, à partir d'"Eraserhead", quelque chose d'archaïque, de raide, de frontal, proche du cinéma muet primitif, que l'auteur ne semble pas connaître, le cinéma des années dix, fraîchement éveillé au montage. Cinéaste littéral, Lynch rénove des formules archaïques comme le montage parallèle, ainsi que les “plans-pensées”, et il enchaîne souvent les images comme au temps du muet, avec la même liberté de montage.»(5)
Le cinéaste constatera vingt ans plus tard: «"Eraserhead" est mon film le plus réaliste. Selon moi, la réalité n'est pas la surface visible des choses, c'est un sentiment. Je sais ce qu'on entend par réalité au sens commun, mais il y a l'apparence des choses et aussi plein de choses sous les apparences. Chacun a sa propre réalité, c'est une notion très subjective.»(7)
Impressionné par ce film devenu culte dès sa sortie new-yorkaise en 1977, Mel Brooks confie à David Lynch la mise en scène de "Elephant Man" (1980), d'après les mémoires de Frederick Treves, médecin qui recueillit Joseph Merrick, surnommé «Elephant Man» en raison de sa difformité physique. Interprétés par John Hurt et Anthony Hopkins, ces épisodes de la vie d'un homme traité comme un monstre de foire, puis pris en charge par un médecin londonien, bouleversent le public international.
Michel Chion constate: «Dès la première image après les cartons du générique – deux yeux féminins qui nous atteignent en plein cœur – "Elephant Man" est un film de visages, jusque dans la matière de son suspense: c'est la tête de l'homme-éléphant que nous sommes impatients de découvrir, c'est dans ses yeux que nous sommes anxieux de lire quelque chose. (...) De par le sujet même, il y a dans le film beaucoup de “visages en réaction” – désemparés, excités, allumés, voire béats de fascination épatée – au spectacle de Merrick.»(5)
Le producteur Dino De Laurentiis propose ensuite à David Lynch d'adapter et de réaliser à grands frais "Dune", best-seller de science-fiction de Franck Herbert. Michel Chion assure: «On sait l'importance dans ses films de la photo de famille, du cadre, du portrait (...). Or, "Dune", plus encore qu'"Elephant Man", est un film de portraits figés, qu'on ne cesse jamais d'interroger. Portraits quelque peu désuets et compassés, qu'on dirait non du futur, mais de grands-parents et d'arrière-grands-parents de l'ancien temps: les femmes ont des robes compliquées qui s'évasent ; les hommes sont sanglés dans des uniformes comme des ancêtres qui ont combattu dans des guerres de Sécession. La présence de petits chiens de cours, enfin, évoque quelques Vélasquez et quelques Ménines. Mais l'immobilité de ces portraits est impressionnante, notamment dans le voyage sur Arrakis, en sur-place.»(5)
Après l'échec financier de "Dune" (1984), Lynch signe "Blue Velvet" (1986), dont l'action est située dans une petite ville fictive, où un jeune étudiant est contraint de gérer la boutique de ses parents pendant la convalescence de son père. Le cinéaste poursuit ici sa collaboration avec Kyle MacLachlan, qui tenait le rôle principal dans "Dune", et installe pour la première fois ses personnages dans l'Amérique profonde, cadre de tous les films qu'il tournera jusqu'à la fin des années quatre-vingt-dix.
Dans sa critique de "Blue Velvet" parue dans Télérama, Jean-Luc Douin relate: «Dans la quiétude apparente d'une ville, alors que les oiseaux gazouillent sous un ciel d'azur, que jonquilles et tulipes semblent garantes d'un bonheur idyllique, un jeune homme fait l'apprentissage du Mal. Il découvre dans un pré une oreille humaine grouillante de fourmis, épie une dangereuse chanteuse de cabaret. Son périple, à la fois baudelairien et hitchcockien, lui fait découvrir vices, et perversions. Un univers abominable, sordide, fascinant.»(8) Pour Michel Chion, "Blue Velvet" est «un film où la chair féminine, celle d'Isabella Rossellini, apparaît comme jamais peut-être un film aux USA ne l'a montrée, singulière, émouvante, individualisée, dénudée de cette invisible pellicule qui d'habitude y protège les corps les plus exposés.»(9)
En 1990, les dessins et tableaux de David Lynch sont exposés au musée d'Art contemporain de Tokyo, et son cinquième long métrage, "Sailor et Lula" ("Wild at Heart"), remporte la Palme d'or à Cannes. Selon Hubert Niogret, «dans la juste continuation de l'admirable "Blue Velvet", David Lynch va très loin dans cette recherche du monde noir intérieur et pousse situations et personnages au-delà de la norme cinématographique traditionnelle, pour rejoindre la force de certains écrivains comme Jim Thompson»(1). Dans Télérama, Gérard Pangon évoque à propos de "Sailor et Lula" «un jeu sur l'espace, la forme et la couleur, destiné à provoquer des sensations fortes»(10), et Philippe Collin assure dans le magazine Elle que «Lynch fait de la direction de spectateurs comme Hitchcock n'a jamais eu la folie de le faire.»(11)
Inspiré du roman de Barry Gifford et réunissant Nicolas Cage, Laura Dern, Isabella Rossellini et Willem Defoe, «"Sailor et Lula" décrit la fuite éperdue de deux grands enfants, deux gamins qui refusent de grandir, en se réfugiant dans un univers peuplé de chansons démodées, de fétiches idiots (un collier de bonbon) et d'histoires enfantines ("Le Magicien d'Oz"): un couple qui serait une version teenager des "Amants de la nuit" de Nicholas Ray»(12), note Nicolas Saada dans les Cahiers du Cinéma.
À propos de "Sailor et Lula", David Lynch explique: «En l'espace d'une journée, on peut faire l'expérience de beaucoup d'impressions différentes. Dans un film, on s'attache de préférence à un ou deux fils directeurs émotionnels. J'ai préféré me balader, passer d'une chose à l'autre. (...) Dans le film, tout est montré depuis le point de vue des personnages. Ce sont eux qui “dictent” l'atmosphère de leur univers, donc du film: tour à tour violent, fantastique ou drôle. Le changement de ton du film obéit à celui des personnages.»(12)
Le cinéaste retourne à Cannes deux ans plus tard pour y présenter "Twin Peaks: Fire Walk with Me", dont il cosigne la musique avec Angela Badalamenti. Fraîchement accueilli par les critiques, le film dévoile les derniers jours de Laura Palmer, personnage retrouvée morte dès le premier épisode de "Twin Peaks" (1990), la série policière créée par David Lynch et Mark Frost pour la chaîne américaine ABC.
Le cinéaste déclarait lors de la sortie du film dans les salles: «Ce sont les mêmes règles esthétiques que celles de la série. On a tourné au même endroit, dans le Nord, où le vent souffle, il y a une ambiance là-bas. De toute façon, la série a été tournée sur film et non sur vidéo. Quand nous avons tourné le pilote de la série, nous l'avons présenté aux producteurs, et ça a marché tout de suite. Les gens “mordaient” immédiatement. Il y avait quelque chose qui accrochait les spectateurs. Je pense que c'est Laura Palmer, son assassinat. Qui était-elle, que s'était-il passé ? Le mystère, en fait, dépasse la série télé, et même le film. Il y a des indices, dans le film, qui ne sont pas explorés. J'aime beaucoup cette idée: rien n'est clos. Il y a encore des choses qui peuvent subvenir.»(2)
Cinq plus tard, "Lost Highway" (photo) débarque sur les écrans. Tous les éléments de l'univers du cinéaste s'entrechoquent dans un film noir – coécrit avec le romancier Barry Gifford – où sexe rime avec mort et schizophrénie. Philippe Garnier écrit alors dans le quotidien Libération: «Lynch a fait table rase de ce qui ne servait déjà que d'accessoires dans ses films précédents: la conversation, les petits bruits de la vie quotidienne, la sociologie, jusqu'à l'histoire même, jusqu'aux personnages de l'histoire. Cette fois, il n'y a plus que des moments. Des moments de cinéma. (...) En fait, c'est simplement Lynch qui va aussi de l'avant dans son cinéma, qui dépasse tout ce qu'il n'a qu'exploré ou effleuré auparavant. En ne s'appuyant que sur les oripeaux du film noir (femmes fatales, gangsters et belles bagnoles, dont on se bat royalement l'œil), et en posant les jalons d'une fumeuse histoire de dédoublement de personnalité, il arrive à un degré tel d'abstraction qu'il atteint presque, sur un mode plus “chatoyant” et “commercial”, la radicalité d'"Eraserhead".»(13)
Refusant toujours de livrer les clefs qui permettraient de comprendre ses films, David Lynch assure dans le quotidien L'Humanité: «J'admets que sa forme se rapproche étroitement de l'expérience du rêve. L'histoire de "Lost Highway" avance comme une spirale qui se replie sur elle-même. Je ne cherche pas à tout expliquer dans le film car c'est mieux de laisser une fenêtre ouverte pour que le rêve continue.»(14) Il persiste dans les Cahiers du Cinéma: «Un mystère est ce qui se rapproche le plus du rêve. Le simple mot “mystère” est excitant. Les énigmes, les mystères sont merveilleux jusqu'à ce qu'on les résolve. Je crois donc qu'il faut respecter les mystères.»(15)
Quelques années plus tard, il s'exprime à ce propos sur France Culture: «Nous, êtres humains, sommes comme des détectives: nous voulons savoir, connaître la vérité des choses, savoir pourquoi… Mais dans le même temps, les mots ont des limites. Si vous dites quelque chose dans le langage cinématographique, (…) après, les gens veulent que vous le disiez avec des mots ; c’est absurde ! À moins d’être poète, comment pouvez-vous dire ce qu’il y a dans un film avec des mots ? Le truc, c’est le cinéma, c’est le film, il ne faut pas en parler, pas répondre aux questions à son sujet: tout est dans le film!»(16)
David Lynch retrouve le Festival de Cannes en 1999 avec "The Straight Story", film initié et coécrit par sa compagne, la productrice Mary Sweeney. En rupture avec ses habituels récits monstrueux et énigmatiques, il relate ici une histoire simple et vraie qui s'est déroulée en 1994, celle d'un septuagénaire qui effectua sur une tondeuse à gazon plusieurs centaines de kilomètres, de l'Iowa jusqu'au Wisconsin, pour rendre visite à son frère malade.
Mary Sweeney raconte: «On pouvait penser à première vue que cette histoire était très éloignée des préoccupations thématiques et esthétiques de David, mais moi, je cherchais depuis longtemps un projet qui réveille le David Lynch d'"Elephant Man", c'est-à-dire qui ramène à la surface le côté tendre, généreux, émotionnel de David. Derrière l'aspect bizarre de ses films, il y a toujours eu une grande puissance émotionnelle. L'histoire d'Alvin Straight appartenait complètement à ce registre, c'est une histoire à fendre le cœur, et j'étais persuadée que David serait largement capable de la porter à l'écran. Le film est très frontal, très sincère, il ne comporte absolument pas un gramme d'ironie. Surtout, c'est un film superbe.»(7)
Angelo Badalamenti évoque en ces termes la musique qu'il a composée pour "The Straight Story", road movie contemplatif qui s'attarde sur des paysages caressés par la lumière d'un automne frémissant: «J'en suis arrivé à ces thèmes extrêmement purs et intimistes, dont le sens mélodique est plutôt européen, mais dont l'interprétation évoque davantage cette sensibilité à nu et cette approche rêveuse propres à la country, à une certaine Amérique dont David se fait aussi le peintre. Cette combinaison de couleurs était assez nouvelle pour moi, pour nous, mais elle s'est imposée naturellement – comme toujours avec David.»(7)
Deux ans plus tard, la Croisette découvrait "Mulholland Drive", un projet de série refusé par la chaîne ABC devenu un film tourné à Los Angeles. Lors de l'annonce de la décision de rejet du projet par la télévision américaine, «toutes les scènes du feuilleton se sont mises à me parler d'une autre histoire, qui ne demandait qu'à s'épanouir»(17), confessa David Lynch.
Dans Libération, il revenait sur la genèse de son neuvième long métrage: «Le voyage a été aussi long que sur la route, réelle, de Mulholland à Los Angeles: avec ses tournants, ses errances, c'est une vaste, une longue route, une route mystérieuse, mais tous les films sont ainsi. Ils veulent aller dans un certain sens et on ne sait pas à l'avance les chemins qu'il faudra prendre pour aboutir à leur forme finale.»(18)
Quelques mois avant la présentation de "Mulholland Drive" à Cannes, le cinéaste avait dévoilé le propos de son film: «Il s'agit du rêve de Hollywood, l'un de ses aspects du moins. Tant de gens rêvent de Hollywood. En fait, peu importe qu'ils ne s'y rendent pas réellement, restent les rêves et les espoirs. Il s'agit aussi d'une relation entre deux filles différentes. Et d'un polar, avec des virages intéressants. Comme sur la route de Mulholland.... (...) Une route permet d'aller vers l'inconnu. Nous allons de l'avant, et en même temps nous charrions notre passé, et en même temps nos pensées nous éloignent de la route. Il devient difficile de différencier ce qui est réel de ce qui ne l'est pas... Le film parlera de ça.»(18)
David Lynch terminait en affirmant: «Vous pouvez aimer un livre sans percer les intentions de l'auteur, l'important, c'est qu'il vous fasse rêver. Le film est un langage pour exprimer des choses qu'on ne peut pas dire, qu'on ne connaît pas. C'est quelque chose qui est en grand danger de se perdre aujourd'hui, on fait des films qui laissent de moins en moins d'espace au songe. Ils sont montés en épingle pour une ou deux semaines avant d'être engloutis et oubliés: cela ne suffit pas à contenir tous les rêves de cinéma.»(18)
Lors de la présentation cannoise, Serge Kaganski relevait dans Les Inrockuptibles: «Hollywood infuse ce film par tous les pores: ce sont les splendides plans nocturnes et diurnes de la ville, c'est une géographie de la ville résumée par des inserts de panneaux emblématiques (Hollywood, Mulholland Drive, Sunset Boulevard), ce sont tous les genres hollywoodiens (thriller, western, sitcom, épouvante, fantastique social...) qui défilent sous l'œil de Lynch, c'est un personnage secondaire comme la concierge Coco, ce sont les passages représentant directement les coulisses du cinéma... Et quand la blonde et simple Betty s'empare de la brune et glamour Rita, quand elle lui susurre des “Je t'aime” éperdus, c'est à une icône de la Cinémonde qu'elle s'adresse, c'est son rêve hollywoodien qu'elle caresse puis étreint...»(19)
Didier Péron écrivait dans Libération: «Pour Lynch, il y a une isomorphie totale entre le flux des plans, la courbe évolutive du son et le fonctionnement de notre cerveau. Si bien que le spectateur est moins convié à suivre un récit dont la linéarité ne tarde pas à lui échapper complètement qu'à épouser le mouvement profond de ce voyage figuratif aux limites mêmes de ce qui peut être représenté. Plus que jamais, le film nous permet d'entrer directement au cœur de la boîte noire où dormiraient sous forme de signes, de fracas et d'indices à demi effacés le souvenir d'un énorme crash originel. (...) "Mulholland Drive" ressemble fort à un art poétique de Lynch où son rapport au cinéma, sa manière de s'inscrire en marge d'Hollywood, d'envisager la vision d'un film comme une expérience du mystère qui n'a pas pu être élucidé, sa conception du glamour et de son envers de pur chaos, son radicalisme esthétique s'exprime dans un langage de toute beauté.»(20)
Le critique Gérard Lefort écrivait lors de la sortie du film dans les salles: «Quand on s'y abandonne, c'est un torrent qui nous emporte et l'on perçoit alors ce que le film désire: nous égarer en même temps qu'il nous perd. Mais c'est le même mouvement qui sans cesse nous prend et nous jette. Il n'y a pas de bras de fer entre ce qui est rationnel et ce qui ne l'est pas, ni de dialectique entre l'intelligence requise et la sensation exigée, qui s'apaiserait à l'aurore d'une synthèse réconciliatrice.»(21)
Dans Télérama, Louis Guichard s'enflammait à son tour: «Si "Mulholland Drive" peut se lire comme un rêve d'amoureuse déçue, c'est qu'il restitue de manière sidérante la logique de l'inconscient par son alliage de merveilleux et de ténèbres, ses larmes sans objet, ses enchaînements surréalistes, les permutations, apparitions et disparitions qu'il décline jusqu'à la démence. Mais au fond, rien n'est sûr, la boucle délirante déroulée par Lynch est presque impossible à boucler rationnellement. Rien n'est sûr, sinon l'envie irrésistible de revoir ce film schizo et parano, grisant et vénéneux, qui fait un mal monstre et un bien fou.»(17)
Sorti en 2007, "Inland Empire" est le dernier long métrage en date de David Lynch. Il exhibe la longue descente aux enfers d'une actrice, interprétée par Laura Dern, qui perd contact avec la réalité et s'enfonce dans un véritable cauchemar. Le film rassemble toutes les obsessions du cinéaste et toutes ses œuvres antérieures s'y retrouvent. Celui-ci explique: «Non, je ne suis pas quelqu'un qui exploite ses rêves. Il n'y a pas de caractère onirique dans mes films. Il est très rare qu'une idée me vienne d'un rêve nocturne. En revanche, elle peut surgir de cet état de rêverie diurne où penser à une chose conduit à une autre, puis à une autre encore. Mais une idée artistique ne se confond pas avec un rêve. (...) Il y a un scénario dans "Inland Empire". Je l'ai construit scène par scène. J'écris une scène, je la tourne. Il peut s'écouler un certain temps avant qu'une nouvelle idée surgisse, et je ne sais pas comment elle va se relier à la première – mais je ne m'en inquiète pas. Tous mes films viennent de cette façon, par fragments. Et plus les fragments s'accumulent, plus le film se révèle.»(22)
La même année, "The Air is on Fire" réunit des peintures et des dessins de David Lynch à la Fondation Cartier, à Paris. En 2011, il publie son premier album solo, "Crazy Clown Time", qu'il a écrit et produit, suivi deux ans plus tard d'un deuxième opus, "The Big Dream". Il réalise également, entre autres courts métrages, un bref documentaire en noir et blanc, "Idem Paris" (2012), présentant le tirage de ses lithographies sur les presses de l'atelier réputé, fréquenté notamment par Matisse, Braque, Chagall, Miró, Picasso et de nombreux autres maîtres de la peinture du XXe siècle.
Il imagine "Small Stories" en 2014, qui présente à la Maison européenne de la Photographie des petites histoires autour d’une quarantaine de ses photographies en noir et blanc, créées pour cette exposition, dans lesquelles on retrouve les motifs récurrents de son univers. David Lynch coécrit avec Mark Frost et réalise les dix-huit épisodes de la troisième saison de la série "Twin Peaks", diffusée en 2017.
Jérôme Gac
(1) Positif n°353-354 (Juillet 1990)
(2) Première (Juin 1992)
(3) Positif n°356 (Octobre 1990)
(4) Le Monde (03/03/2007)
(5) Michel Chion, "David Lynch" (Cahiers du Cinéma, 2001)
(6) Jean-Pierre Coursodon et Bertrand Tavernier, "50 ans de cinéma américain" (Nathan, 1995)
(7) Les Inrockuptibles (27/10/1999)
(8) Télérama (21/01/1987)
(9) Cahiers du Cinéma n°391 (Février 1987)
(10) Télérama (24/09/1990)
(11) Elle (22/09/1990)
(12) Cahiers du Cinéma n°433 (Juin 1990)
(13) Libération (15/01/1997)
(14) L'Humanité (18/01/1997)
(15) Cahiers du Cinéma n°509 (Janvier 1997)
(16) France Culture (10/06/2020)
(17) Télérama (21/11/2001)
(18) Libération (03/01/2001)
(19) Les Inrockuptibles (16/05/2001)
(20) Libération (17/05/2001)
(21) Libération (21/11/2001)
(22) Le Figaro (07/02/2007)
«Les Films de David Lynch. Un passage entre deux mondes», du 24 août au 8 octobre, à l'Institut Lumière, 25 rue du Premier-Film, Lyon. Tél. 04 78 78 18 95.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire