jeudi 30 juin 2022

L’angoisse à l’italienne


Cet été, la Cinémathèque française consacre une rétrospective à Dario Argento, réalisateur, scénariste et producteur italien.

Les films de Dario Argento sont à l’affiche de la Cinémathèque française qui présente une rétrospective estivale dédiée au réalisateur italien ; La programmation s’intéresse également à l’activité de scénariste et de producteur du maître du thriller horrifique. Critique de cinéma au journal Paese Sera, puis scénariste ("Il était une fois dans l'ouest"), Dario Argento réalise en 1969 son premier long métrage, "l'Oiseau au plumage de cristal". Révélant un style personnel, le film est inspirée du livre "la Belle et la bête" de Fredric Brown et du film "la Fille qui en savait trop" de Mario Bava. 

On décèle dans ce «giallo» les influences de son auteur qui puise du côté de l’expressionnisme allemand et du cinéma d'Alfred Hitchcock. L’œuvre révèle déjà les indices de ce qui deviendra la marque de fabrique d’Argento: scènes violentes, mouvements complexes de caméra, éclairages agressifs, etc. Aussitôt remarqué, le film constitue le premier volet d’une trilogie animalière complétée en 1971 avec "le Chat à neuf queues", puis "Quatre mouches de velours gris". Après "le Cinque giornate", évocation de la révolution de 1848 à Milan, il exploite de nouveau ses obsessions en 1975 pour livrer "les Frissons de l'angoisse". 

Dario Argento confesse: «D’un côté, je vois de la cohérence dans mon cinéma, dans cette recherche qui a pris forme au fil des années et qui évolue toujours. Mais je me souviens aussi que quand j’ai fait "Quatre Mouches de velours gris", quand je l’avais presque terminé en fait, je me suis dit qu’il fallait changer, explorer de nouveaux territoires, de nouveaux parcours. J’ai donc pensé à l’épouvante, genre que j’ai toujours aimé depuis que j’étais gamin: les récits de Edgar Allan Poe et Lovecraft, et aussi les films d’horreur américains des années 1950.»(1)

Dario Argento poursuit: «Le temps était venu pour un tournant, et j’ai eu l’idée d’un film où il n’y aurait pas de changement complet, mais quand même un récit différent. J’ai donc pensé aux "Frissons de l’angoisse", où la psychologie est différente, les enquêtes policières sont différentes, et il y a aussi beaucoup d’imagination et de pensées. C’est un film que j’ai écrit très rapidement, mais j’y ai pensé pendant très longtemps.»(1)

Deux après, le cinéaste passe à la vitesse supérieure avec "Suspiria" (photo), film d’horreur fantastique sur fond de sorcellerie, qui plonge le spectateur dans un univers labyrinthique oppressant, saturé d’effets visuels baroques et de sonorités entêtantes. Il ne cessera d’exploiter ensuite ce système de mise en scène qui fera largement école dans les années quatre-vingt. 

Dario Argento se souvient : «J’aime avant tout les films les plus difficiles à réaliser. "Suspiria" en fait partie. Ce fut à la fois un défi technique et scénaristique. J’avais notamment décidé de ne pas faire deux plans semblables. Avec le directeur de la photo, nous avons donc élaboré quelque chose comme 2 000 plans et seulement deux ou trois sont comparables. C’est ce qui donne, en partie, cette sensation de vertige que je voulais. Je faisais preuve alors d’un grand enthousiasme dans le maniement de la caméra.»(2) Pour relever cet audacieux pari, "Suspiria" est tourné en support Technicolor, un procédé déjà abandonné à l’époque.  

"Suspiria" est le premier volet de la Trilogie des Enfers (ou des Trois Mères), qui sera suivi de "Inferno" (1980) et "la Terza Madre" (2007). «A propos de ma trilogie, j’ai fait le deuxième film trois ans après le premier, et lorsqu’il a été question de tourner le troisième, j’ai dit non. Je pensais qu’il fallait attendre. Pendant ce temps-là, je suis allé en Amérique, j’ai signé deux films avec ma fille Asia, plus deux épisodes des "Masters of Horror". Puis, quand plus personne ne pensait à me demander où en était ce troisième volet, alors j’ai commencé à tourner "la Terza Madre". Je ne crois pas aux sorcières, parce que je n’en ai jamais rencontré. Mais c’est un thème qui permet de faire un grand saut dans l’inconnu, dans l’irrationnel. Plus encore aujourd’hui qu’il y a vingt-cinq ans, la réalité s’est enlaidie, alors il faut en sortir», constatait-il lors de la sortie du troisième volet de cette trilogie.(2)

«J'ai besoin de temps, je suis lent. Chaque film est une grande élaboration. Je pense et je voyage. Découvrir des lieux et des cultures qu'on ignorait, ça apporte des idées nouvelles. Il faut aussi pouvoir faire intervenir les rêves, l'inconscient et les symboles, Freud et Jung ! J'aime la complexité. La psychanalyse est une des bases de mes films et je ne vois pas comment il pourrait en être autrement, elle a laissé une trace si profonde dans les arts, le cinéma, la peinture, la littérature. Je trouve que dans le cinéma d'aujourd'hui, la psychologie des personnages est souvent complètement abandonnée, simplifiée. On ne cherche plus la profondeur des êtres. Ce qui m'intéresse, ce n'est pas de faire peur au spectateur mais de raconter l'intériorité obscure de l'âme, des pensées. Les gens aiment explorer cette dimension secrète, c'est pour ça qu'ils aiment mes films.»(3)

En dépit des modes et des critiques, Dario Argento renouvelle le genre, mêlant maniérisme et symbolisme, trivialité et sophistication, et plonge le spectateur dans la psyché trouble de ses personnages avec une exquise cruauté. De "l'Oiseau au plumage de cristal" à son tout dernier film, "Occhiali neri", en passant par la poésie morbide des "Frissons de l'angoisse" ou l'horreur graphique de "Suspiria", chacune de ses œuvres est une expérience esthétique et sensorielle unique. La rétrospective proposée à la Cinémathèque française a été organisée avec Cinecittà qui a réalisé une restauration numérique des films présentés en DCP.
 

Jérôme Gac

 
(1) arte.tv (16/03/2017)
(2) Libération
(27/12/2007)
(3) telerama.fr
(05/08/2016)

Du 6 au 31 juillet,
à la Cinémathèque française
,
51, rue du Bercy, Paris.


mercredi 29 juin 2022

La comédie selon Donen


 

 

 

 

 

 

 

 

 

La Cinémathèque française consacre une rétrospective estivale à Stanley Donen, cinéaste américain disparu en 2019.

Né en 1924 à Columbia, en Caroline du Sud, Stanley Donen apprend à danser pendant sa scolarité tout en se produisant dans les théâtres locaux. «Il fallait que je quitte cet endroit: j'étais juif, ce n'était pas drôle... Vous ne savez pas ce qui est arrivé aux Juifs, dans ces années-là ? Dans ce coin des États-Unis, on croyait encore que les Juifs avaient des cornes»(1), déclara-t-il presque un siècle plus tard. Lorsqu’il découvre Fred Astaire au cinéma dans "Top Hat", il interrompt ses études afin de poursuivre une carrière théâtrale: «Je voulais ressentir à nouveau l'émotion de ce moment. C'était un désir assez vague, la quête d'une chose magique indéfinissable.»(1)

Il débute comme choriste à Broadway en 1940, dans "Pal Joey": Il rencontre Gene Kelly qui tient le rôle principal et George Abbot, le metteur en scène, deux hommes qui deviennent ses amis et collaborateurs. Stanley Donen suit alors Gene Kelly à Hollywood, et assiste Charles Walter, le chorégraphe de "Best Foot Forward" (1943) d'Edward Buzzel. Dans la foulée, il collabore avec Gene Kelly à la chorégraphie de "la Reine de Broadway" (Cover Girl): «La chorégraphie était mon idée et je savais comment faire, parce que j'ai toujours aimé la technique. Le réalisateur m'a dit: ça ne marchera jamais. Je lui ai prouvé le contraire. Personne ne l'avait fait avant, mais je savais que c'était possible.»(1)

Tout en continuant à danser, il commence à chorégraphier seul pour la Metro-Goldwyn-Mayer (MGM), et devient surtout le collaborateur de Gene Kelly, comme pour "Match d'amour" ("Take Me Out to the Ball Game") réalisé en 1949 par un Busby Berkeley échappé de son propre style. L'inspiration de la nouvelle équipe, associée au producteur Arthur Freed, semble entièrement dominer l'ensemble et se révéler décisive pour l'évolution du genre: Donen et Kelly sont les auteurs de l'histoire originale et chorégraphes, Kelly a le rôle principal. Lorsque la réalisation de "Un jour à New York" (On the Town) est confiée en 1949 à Kelly, ce dernier demande naturellement à Donen d'être son assistant.

Cette première tentative, où les acteurs chantent et dansent dans les lieux les moins propices à cet effet, marque l'histoire de la comédie musicale américaine: le spectacle pénètre alors dans la vie, s’extrait du cadre trop étroit du théâtre à l'italienne et se libère des intrigues de coulisses. "Un jour à New York" (photo), comme bon nombre de comédies musicales, est avant tout le produit d'une équipe. Cette fusion de divers talents devait être à l'origine de la réussite d'un genre que le trio porta à son apogée en 1952, avec le fameux "Chantons sous la pluie" (Singin' in the Rain), chef-d'œuvre incontesté qui raconte sur un rythme effréné le passage du cinéma muet au parlant.

«Stanley Donen a apporté un certain réalisme et la veine satirique dans la comédie musicale. Dans "Chantons sous la pluie", Gene Kelly et lui ont bouleversé le genre en s'inspirant pour le rôle du metteur en scène colérique et paranoïaque du grand Busby Berkeley»(2), raconte Bertrand Tavernier. En 1955, "Beau fixe sur New York", avec Cyd Charisse, ne remporte pas le succès commercial escompté. Cette œuvre inclut pourtant quelques-uns des plus étonnants numéros musicaux jamais réalisés.

Parallèlement à cette collaboration avec Gene Kelly, le cinéaste fait ses preuves seul, réalisant en 1951 "Mariage royal" (Royal Wedding), avec Fred Astaire. «Avoir Fred Astaire a été l’excitation de ma vie. Je le dois encore à Arthur Freed. Charles Walters devait faire le film, mais il l’a refusé, car il devait y avoir Judy Garland et qu’il en avait assez de la diriger. C’est comme cela que j’ai mis en scène le film. Fred Astaire tombe amoureux et c’est ainsi qu’on le fait danser sur la pièce. Après, il fallait le réaliser. Je savais comment procéder physiquement, sans effets spéciaux. En fait, c’est la pièce qui tourne autour de lui, et c’est ainsi que le plafond vient à lui.»(3)

En 1954, il montre l'étendue de son talent dans "les Sept Femmes de Barberousse" (Seven Brides for Seven Brothers): «C'est la première comédie musicale en CinémaScope. Je ne sais plus ce que tournait Vincente Minnelli au même moment, mais je n'avais que la moitié de son budget, et mon film a rapporté le double de recettes... Malgré l'imbécillité du producteur qui disait : “Des danseurs dans le rôle d'hommes des bois ? Qui va croire que ces pédés sont des bûcherons ?”»(1)

Il dirige en 1957 l’un des derniers rôles dansés de Fred Astaire, partenaire d'Audrey Hepburn, son actrice fétiche, dans "Drôle de frimousse" (Funny Face). Ce chef-d’œuvre exhibe ses qualités de réalisateur de musical, dues en grande partie à ses compétences techniques: Donen parvient en effet à suivre les partitions musicales et les chorégraphies sans briser l'élan des danseurs, grâce à d'amples mouvements de caméra fluides ou, au contraire, à un montage presque haché.

Il cosigne ensuite deux films avec George Abbot: après "Pique-nique en pyjama" (Pyjama Game) en 1957, où il est question d'une grève d'ouvrières dans une usine, "Cette satanée Lola" (Damn Yankees !) est son dernier musical. Au sujet de son éloignement du musical, il assure: «Je n'ai pas arrêté de réaliser des comédies musicales, c'est Hollywood qui n'en a plus voulu. Je pense que le cinéma américain avait de plus en plus besoin des recettes des marchés étrangers. Une comédie musicale est difficile à doubler, alors qu'un film d'action sans trop de dialogues voyagera très bien.»(1)

Stanley Donen se lance dans la comédie pure avec "Indiscret" (1958) qui plaque le langage cinématographique sur un scénario délibérément théâtral. Il utilise le même type de contraste dans les comédies "Charade" (1963), avec Cary Grant et Audrey Hepburn, et "Arabesque" (1966), avec Gregory Peck et Sophia Loren: « Intrigues ahurissantes combinant les recettes de la comédie américaine traditionnelle et le style parodico-bondissant à la mode, filmées dans un style volontairement artificiel qui, ses cadrages extravagants, ses gros plans d’objets, ses incessants mouvements de caméra (subjective, aérienne, etc.), ses surimpressions et sa couleur irréelle, s’apparente à la fois à la bande dessinée, à la photo de mode et à l’avant-garde contemporaine. Le but évident d’un film comme "Arabesque" est de nous éblouir au sens le plus physique du terme»(4), écrivent Jean-Pierre Coursodon et Bertrand Tavernier dans "50 ans de cinéma américain".

Il signe en 1967 "Voyage à deux" (Two for the Road), son film le plus personnel, une comédie sentimentale poignante et sophistiquée, avec Audrey Hepburn et Albert Finney. Puis "Fantasmes" (Bedazzled), est une variation sur le mythe de Faust, avec Dudley Moore et Peter Cook. Relatant l’histoire de deux coiffeurs homosexuels vieillissants, "l'Escalier" (The Staircase) connaît un échec en 1969. Dix ans plus tard, il parodie avec affection les comédies musicales des années 1930 dans "Folie, folie" (Movie Movie), film testamentaire en hommage au double programme d'avant-guerre. Après s'être essayé à la science-fiction avec "Saturn 3" (1980), "C'est la faute à Rio" (Blame It on Rio) est son dernier film, comédie qui révéla Demi Moore, remake d’"Un moment d'égarement" (1977), de Claude Berri.

Jérôme Gac
 

(1) Télérama (juillet 2012)
(2) lepoint.fr (25/02/2019)
(3) L’Humanité (22/06/2005)
(4) Nathan (1995)

Du 29 juin au 31 juillet,
à la Cinémathèque française
,
51, rue du Bercy, Paris.