mardi 12 avril 2022

Le Sud


 

 

 

 

 

 

 

 

 


Six films américains à la Cinémathèque de Toulouse pour plonger dans l’œuvre de Tennessee Williams.

Enfant du Sud, Tennessee Williams grandit dans un contexte social dégradé. Il se lance dans l’écriture tout en exerçant divers petits boulots. Lorsque son scénario de "la Ménagerie de verre" est refusé par la MGM, il adapte le manuscrit pour le théâtre et connaît son premier succès. Après la réussite du passage au cinéma de "la Ménagerie de verre" (1950), réalisé par Irving Rapper, Tennessee Williams signe le scénario d'"Un tramway nommé Désir" tourné en 1950 par Elia Kazan. Interprété par Vivien Leigh et Marlon Brando, le film connaît un immense succès populaire et critique. En 1956, Kazan puise à nouveau son inspiration chez l'écrivain pour "Baby Doll". 

D'autres grands noms du cinéma s'intéressent à l'œuvre du dramaturge: Richard Brooks réalise "la Chatte sur un toit brûlant" (1958) et "Doux Oiseau de jeunesse" (1961) ; Joseph L. Mankiewicz adapte en 1959 "Soudain l'été dernier", œuvre étouffante sur la folie ; Sydney Pollack jette son dévolu sur "l'Homme à la peau de serpent" (1960) et Sydney Lumet sur "Propriété interdite" (1965) ; John Huston tourne "la Nuit de l'iguane" (1963) ; Joseph Losey choisit d’adapter "Boom" (1967) ; Paul Newman réalise une nouvelle adaptation de "la Ménagerie de verre" en 1987, avec John Malkovich et Joanne Woodward.

Le théâtre de Tennessee Williams est peuplé de personnages en proie à la frustration devant la rigidité et le conformisme de leur environnement, en l'occurrence la société du Sud américain. L’Amérique découvre alors l'univers névrosé de l'auteur dans ces films qui osent aborder des thèmes jusque-là censurés par Hollywood, comme l'homosexualité. La réussite de la transposition de l’œuvre de Tennessee Williams au cinéma s’explique par la force des dialogues, parfaitement appropriée au grand écran.

La Cinémathèque de Toulouse programme six films tirés de l’œuvre de l'auteur, réalisés par Elia Kazan, Richard Brooks, Joseph L. Mankiewicz, Sydney Pollack et Sydney Lumet. Selon Franck Lubet, responsable de la programmation de la Cinémathèque de Toulouse, «le cinéma hollywoodien des années 1950, en puisant à l’œuvre de Tennessee Williams, tendait à rompre avec sa période classique. Propulsé par Elia Kazan, c’est l’âge d’or de l’Actors Studio, l’arrivée sur le devant des écrans du réalisme américain – d’un réalisme à l’américaine. Et en guise de rupture, la naissance de nouvelles icônes

Formée à la «Méthode» (ou Method Acting) à New York, la comédienne et metteuse en scène Céline Nogueira explique: «Le réalisme est né à la fin du XIXe siècle du désir et du besoin d’un théâtre social et politique et d’un jeu qui rompt avec le romantisme. On ne déclame plus, on cherche l’intériorisation pour accéder à la véracité du sentiment et de l’expérience. Le personnage est en proie à des conflits humains intérieurs et extérieurs dans des contextes de changement social. On parle de jeu réaliste, parce que les personnages sont écrits par des auteurs dits réalistes, post-naturalistes ou modernes. Anton Tchekhov en Russie, Henrik Ibsen en Norvège, August Strindberg en Suède, Tennessee Williams et Henry Miller aux États-Unis questionnent les valeurs morales de leur temps et leurs personnages sont confrontés à un choix de vie.»

Céline Nogueira rappelle que «la technique utilisée est le “système” Stanislavski. Mais il a pu le développer grâce à Tchekhov, "la Mouette" notamment, qui révèle le drame non plus par les mots mais par ce qui n’est pas dit. La préoccupation du réalisme se concentre sur les conditions de travail, les relations conjugales, l’homosexualité, la solitude, la frustration… Il y a de la réminiscence dans le jeu réaliste qui flirte avec la mystique. Une mélancolie d’un passé heureux qui a du mal à perdurer dans le changement. Tennessee Williams décrit des épaves, des errances à fleur de peau, un immigré polonais, une femme chassée qui refuse de vieillir et d’admettre son penchant pour les jeunes hommes. Le réalisme montre la cruauté d’une société moralisatrice qui fait des monstres parce qu’ils n’y trouvent pas leur place.»

Céline Nogueira poursuit: «Dans "Un Tramway nommé Désir", par exemple, Brando fait de Stanley Kowalski un demi-dieu de beauté, et quand les acteurs veulent s’y frotter, ils veulent jouer “beau”. Mais si Brando fait de Stanley un demi-dieu de beauté, ce n'est pas parce que Stanley est beau, ou parce qu'il joue à être beau. Stanley est plutôt une brute de macho. C’est parce que Brando a cueilli toute la sueur de l’immigration au travail, la moiteur du sud des États-Unis, la promiscuité des corps et la frustration dévorante d’un homme en proie au dilemme moral, que Stanley devient sexy : il est humain. Mais on ne peut accéder à Stanley par l’extériorisation de l’ego, il faut d’abord se frotter au prix qu’il paye.»

Jérôme Gac


Du 14 au 30 avril, à la Cinémathèque de Toulouse, 69, rue du Taur, Toulouse. Tél. 05 62 30 30 10.

 

dimanche 3 avril 2022

La beauté du désespoir


 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le cinéaste hongrois Béla Tarr fait l'objet d'une rétrospective la Cinémathèque de Toulouse.

Les réalisateurs Gus Van Sant, Jim Jarmusch et Guy Maddin, l'essayiste Susan Sontag ou encore l'actrice Tilda Swinton le considèrent comme l'un des grands cinéastes de notre époque. Il a mis un point final à sa filmographie en 2010 avec "le Cheval de Turin" (photo), qui a reçu l’Ours d'argent au Festival de Berlin. Parmi ses œuvres marquantes, "le Nid familial", son premier film tourné en 1977, est l’évocation des problèmes sociaux de la Hongrie de son époque dans un style presque documentaire. Dix ans plus tard, "Damnation" aborde la décrépitude morale en usant de travellings dignes de Tarkovski ; En 2000, il signe "les Harmonies Werckmeister", joyau noir flirtant avec le fantastique. 

En dix longs métrages, quatre courts métrages et une fiction pour la télévision, Béla Tarr a façonné une œuvre radicale et visionnaire, à la beauté formelle fascinante. Il est le cinéaste d’un temps réinventé, un orfèvre perpétuellement traversé par la question de la condition humaine, un chercheur invétéré des fondements du monde. Ses films sont à l’affiche de la Cinémathèque de Toulouse, où une rétrospective lui est consacrée ce mois-ci. Né à Pecs en 1955, d’abord ouvrier de la réparation navale, Béla Tarr sort diplômé de l’École supérieure du Théâtre et du Cinéma de Budapest. Il débute sa carrière par une trilogie sociale fortement influencée par le cinéma direct et le travail du Studio Béla Balazs, dont il fait un temps partie : "Nid Familial", "l’Outsider" et "Rapports préfabriqués" composent ainsi une vision percutante de la réalité socialiste.

En 1982, son adaptation de "Macbeth", de William Shakespeare, pour la télévision n’est composée que de deux plans, pour une durée de soixante-sept minutes. Le cinéaste brille ensuite par l’élégance de sa mise en scène avec une seconde trilogie, écrite avec l’aide du romancier hongrois Laszlo Krasznahorkai, constituée de "Damnation" (1987), du film fleuve "le Tango de Satan" (1994) et des "Harmonies Werckmeister". Maîtrise du plan séquence, composition d’un noir et blanc magique et captivant, refus de la prédominance de la narration, le cinéma de Béla Tarr pénètre la beauté du monde avec une fulgurance empreinte d’ironie. En 2007, on retrouve dans "l’Homme de Londres", réalisé à partir d’une œuvre de Simenon, ce même désespoir incandescent.

Comme l’écrit Émile Breton, «on ne peut pas dire que les films de Béla Tarr, du "Nid familial" et ceux qui le suivirent, situés sous le socialisme, aux "Tango de Satan" et "les Harmonies Werckmeister" postérieurs à sa chute, fassent preuve d’un optimisme excessif quant à l’avenir de l’humanité. Reste pourtant ceci: tous, quels qu’ils soient, procèdent d’une telle jubilation dans l’invention d’une écriture à la hauteur de leur sujet profond, qu’il y a toujours de l’allégresse à les voir ou les revoir, l’impression qu’ils ont été tournés dans la joie.»(1)

Jérôme Gac
 

(1) Revue Cinéma n° 3 (septembre 2002)
 

Rétrospective, du 5 au 30 avril ;
Conférence par Corinne Maury, jeudi 21 avril, 19h00 (entrée libre).

À la Cinémathèque de Toulouse, 69, rue du Taur, Toulouse. Tél. 05 62 30 30 10.