mercredi 28 juin 2023

Le rêve et la mélancolie


La Cinémathèque française met à l’affiche une rétrospective estivale dédiée à Vincente Minnelli, maître de la comédie musicale américaine, du mélodrame et de la comédie de mœurs.

Vincente Minnelli a réalisé près de quarante films en quatre décennies, de 1943 à 1976: des comédies musicales devenues des classiques, des comédies connues ("Le Père de la mariée", "La Femme modèle") et moins connues ("La Roulotte du plaisir", "Qu'est-ce que maman comprend à l'amour ?"), des mélodrames réputés ("Comme un torrent", "Celui par qui le scandale arrive") ou maudits ("Les Quatre Cavaliers de l'Apocalypse"). La rétrospective que consacre la Cinémathèque française au cinéaste américain cet été est l’occasion de replonger dans une filmographie luxuriante qui investit plusieurs genres, en faisant preuve du même talent de coloriste et en injectant une même tension entre la beauté du rêve et l'amère réalité.

Dans "50 ans de cinéma américain", Jean-Pierre Coursodon et Bertrand Tavernier écrivent: «Certains le trouvent superficiel, mais cette impression elle-même n’est que superficielle. Pour peu qu’on interroge son œuvre, on y sent partout une âme inquiète, une sensibilité très vive qui se manifeste sous le masque de l’élégance, du raffinement esthétique, de la rêverie mélancolique. […] Minnelli fait des comédies mélancoliques et des drames toniques. Ce décalage en matière et manière est générateur d’une atmosphère assez spéciale, qui imprégnait déjà les premiers musicals par lesquels il rénova entièrement le genre, bien avant Kelly et Donen, réalisateurs dont il diffère d’ailleurs totalement. Leurs films sont modernes, réalistes et gais. Minnelli, lui, a le goût du passé, de l’exotisme, de l’irréalisme, voire du fantastique ("Brigadoon", où la civilisation contemporaine est présentée comme un enfer que le héros fuira dans le rêve). Trois seulement de ses musicals ont un sujet moderne, et l’un d’eux ("Un Américain à Paris") réintroduit le passé par le biais de le peinture impressionniste dans le ballet final. […] En chantant et en dansant, Minnelli nous a emmenés un peu partout, sauf ici et maintenant…».(1)

Enfant de la balle, Vincente Minnelli dessine des costumes de scène, avant de devenir décorateur à New York, au Paramount Theatre, puis directeur artistique du Radio City Music Hall à partir de 1933. Il signe ensuite la mise en scène de nombreux spectacles musicaux à Broadway. Repéré par Arthur Freed, producteur à la Metro-Goldwyn-Mayer (MGM), il est engagé en 1942 pour renouveler le genre de la comédie musicale à laquelle il va apporter une stylisation sophistiquée. "Cabin in the sky" (1943) est sa première œuvre cinématographique, une fable musicale interprétée par des Noirs, où apparaissent Louis Armstrong et Duke Ellington. Son style se manifeste déjà par de longs mouvements de grue, l’utilisation du décor à des fins dramatiques, des éclairages mettant en valeur le raffinement des costumes et des détails d'ameublement, la recherche d'une harmonie entre les mouvements de la caméra et des acteurs, et la représentation d’un monde aux apparences imaginaires.

L’année suivante, "le Chant du Missouri" (Meet me in St. Louis) est son premier chef-d'œuvre, une chronique enchantée de l'Amérique du début du siècle. Minnelli prend alors soin de donner une grande importance aux numéros musicaux qui se fondent dans l'histoire. Il réalise ensuite de nombreuses comédies musicales, créant à chaque fois un univers coloré et riche de nuances, un monde clos où tout est rêve, beauté et harmonie, avec notamment Judy Garland, Gene Kelly, Fred Astaire, Cyd Charisse, Leslie Caron, etc. Après "Yolanda et le voleur" (1945), "Ziegfeld Follies" (1946) et "Le pirate" (1948), l'Écosse romantique de "Brigadoon" (1954) et l'Orient légendaire de "Kismet" (1955) deviennent les décors de véritables paradis où l'artifice est roi.

On lui doit aussi deux chefs-d’œuvre du genre: "Un Américain à Paris" (1951) dont le merveilleux ballet final organise la rencontre de la musique, de la danse et de la peinture ; "Tous en scène" ("The Band Wagon", 1953), dont les chorégraphies sont conçues par Michael Kidd et Fred Astaire. Vincente Minnelli est aussi l'auteur de mélodrames maîtrisés: "Lame de fond" ("Undercurrent", 1946), "Les ensorcelés" ("The Bad and the Beautiful", 1952), "La Toile d’araignée" ("The Cobweb", 1955) ou encore "Quinze jours ailleurs" ("Two Weeks in Another Town", 1962). Il atteint les sommets du mélodrame avec des œuvres d'une violence désespérée que sont "Comme un torrent" ("Some came running") en 1958 ou "Celui par qui le scandale arrive" ("Home from the Hill") deux ans plus tard, et avec des fresques historiques comme "les Quatre Cavaliers de l'Apocalypse" (1962).

Il ne rencontre pas l’adhésion du public avec "Madame Bovary" (1949), adaptation du roman de Gustave Flaubert. En 1955, il dirige Kirk Douglas dans "la Vie passionnée de Vincent Van Gogh" ("Lust for life", 1955), nouvelle réflexion sur la place de l’artiste qui demeure l’une de ses obsessions. Ses incursions dans la comédie de mœurs sont aussi mélancoliques qu’irrésistibles, comme en témoignent "la Femme modèle" (photo) en 1957, avec Lauren Bacall et Gregory Peck formant un couple aux personnalités mal assorties, et "Qu'est-ce que maman comprend à l'amour ?" ("The Reluctant Debutante") l’année suivante, où une jeune fille amoureuse d’un artiste à la réputation sulfureuse doit faire face à sa belle-mère soucieuse des conventions.

Dernier des grands réalisateurs «sous contrat», Minnelli quitte la MGM en 1963. Ses ultimes films sont des échecs commerciaux, même si son savoir-faire demeure intact: "Au revoir, Charlie" ("Goodbye Charlie", 1964), avec Tony Curtis et Debbie Reynolds ; "Le Chevalier des sables" ("The Sandpiper", 1965), avec Elizabeth Taylor et Richard Burton ; "Melinda" ("On a clear day you can see forever", 1970), avec Barbra Streisand et Yves Montand ; "Mina" ("A Matter of Time", 1976), d'après le roman "La Volupté d'être" de Maurice Druon, avec Ingrid Bergman, Liza Minnelli et Charles Boyer.

Le cinéma de Vincente Minnelli est peuplé de personnages étourdis et rêveurs. Évoluant dans une réalité inappropriée ou trop contraignante, leur posture s’avère décalée dans un quotidien trop étriqué pour eux. Le critique Philippe Azoury écrit à ce propos: «Le corps minnellien zigzague à l'intérieur d'un monde étouffé sous les conventions dont les personnages ne peuvent se sauver que par un surcroît physique. Il faut revoir à la suite George Peppard supportant de voir sa vie brisée par la réputation de coureur de jupons de son père (Mitchum) dans "Celui par qui le scandale arrive", le Sinatra de "Comme un torrent" devant se terrer dans la petite ville dont son frère est le maire pour ne pas entacher sa réputation, le Richard Burton du "Chevalier des sables" foutre sa vie en l'air pour avoir aimé une Liz Taylor peintre, et enfin le John Kerr de "Thé et sympathie" (1956) supporter les quolibets d'élèves supposés virils moquant sa sensibilité, pour comprendre que, loin de sa réputation d'homme de spectacles et de prestidigitateur, Minnelli n'aura de cesse tout au long de sa filmographie de revenir sur les lieux d'une Amérique-chappe de plomb, coulée dans les cancans, les convenances, refusant les différences».(2)

Jérôme Gac


(1) Nathan (1995)
(2) Libération (05/01/2005)

Du 28 juin au 30 juillet, à la Cinémathèque française
, 51, rue du Bercy, Paris.

 

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