lundi 3 janvier 2022

Vagabondages


 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


Un documentaire, des courts et longs métrages de Charlie Chaplin sont au programme d’une rétrospective à la Cinémathèque de Toulouse.

Né à Londres en 1889, d'un père artiste de music-hall et d’une mère chanteuse d’opérette d’origine irlandaise, Charles Chaplin monte sur les planches dès l'âge de cinq ans avec son jeune frère Sydney dans le numéro de ses parents. Sa famille tombe dans la misère faute de travail, mais il se produit en tournée en Angleterre et sur le continent dans des spectacles de music-hall, puis aux États-Unis en 1910 avec la troupe de pantomime de Fred Karno. Il s’installe outre-Atlantique en 1912, alors qu’il est remarqué au cours d'une seconde tournée par l’équipe du producteur Mack Sennett. 

Engagé par les studios Keystone, il apparaît deux ans plus tard pour la première fois à l’écran dans "Pour gagner sa vie", d'Henry Lerhman, qui lance le vagabond Charlot. Conçu comme un simple clown, cette figure comique deviendra une icône de l’anticonformisme, offrant un témoignage vibrant de la condition humaine de son temps. Si Chaplin élabore peu à peu ce personnage, la silhouette de Charlot se fixe assez vite, synthèse d’influences diverses: la pantomime enseignée par sa mère et pratiquée sur les scènes anglaises ; le burlesque de Mack Sennett qui lui a servi de tremplin sans l’influencer véritablement ; le costume dérivé de celui de Max Linder, qu’il a découvert lors d’un séjour parisien en 1909 et dont il assure être le disciple. 

À partir de 1914, il tourne en tant qu'acteur dans plus de 35 courts-métrages comiques et en dirige 23 comme metteur en scène. Ainsi, après avoir réalisé et joué dans quatorze films pour la compagnie Essanay en 1915, il rejoint la Mutual l’année suivante. Chaplin abandonne alors le comique tarte à la crème et trouve un ton plus personnel dans "L'Usurier" (1916), puis "Charlot cambrioleur", "la Cure" ou "l'Émigrant" (1917). Engagé ensuite par la First National, il signe et interprète huit autres films, dont "Une vie de chien" et "Charlot soldat" (1918), "le Kid" (1921) qui est son premier long métrage, et "le Pèlerin" (1923). Ce succès fulgurant éclipsera longtemps le génie de ses contemporains, Buster Keaton, Harold Lloyd ou Harry Langdon, qui ne survivront pas à l’arrivée du parlant. 

Comique le mieux payé du monde, Chaplin cofonde en 1919 la société de distribution United Artists, puis tourne "l'Opinion publique" (1923), son seul film dramatique – il n'y apparaît que quelques secondes. Exigeant des acteurs une grande sobriété de jeu, à l’encontre des standards de l’époque, le film est inspiré par la personnalité de Peggy Hopkins Joyce, une fille de coiffeur devenue chorus girl chez Ziegfeld avant d’épouser successivement cinq milliardaires. Il injecte dans "l'Opinion publique" «tout le dégoût que lui inspirent le puritanisme hypocrite de la société américaine et la malveillance dont il est victime de la part des médias. Sa dernière liaison (tumultueuse, avec Pola Negri) nourrit encore ragots et potins. Il a à cœur de dénoncer le voyeurisme duplice des défenseurs de la morale conventionnelle, et de démontrer que c’est le regard des autres qui pourrit la sincérité des amours  et brise les élans les plus purs (…). Mais au moment de sa sortie, il doit affronter la censure et le mépris. Édulcoré, interdit, le film est un échec cinglant»(1), rappelle Jean-Luc Douin.

S'adaptant malgré tout au cinéma parlant, Chaplin réalise en 1931 le film sonore "les Lumières de la ville". Il poursuit dans cette voie aux côtés de Paulette Goddard dans "les Temps modernes" (1936): réquisitoire contre le machinisme qui asservit l’homme au lieu de le délivrer, ce film en grande partie muet révèle pour la première fois la voix de Chaplin dans sa séquence finale. 

Dans "50 ans de cinéma américain", Jean-Pierre Coursodon et Bertrand Tavernier écrivent à propos de Chaplin: «En homme d’affaire avisé, il comprit que le court et le moyen métrages n’avaient aucun avenir et se consacra donc exclusivement au long métrage. Il réduisit donc sa production (sept films après 1931) et s’attaqua uniquement à des sujets ambitieux, à l’exception de "la Comtesse de Hong Kong" (1967), film de vacances, parenthèse personnelle et intemporelle (…). En fait, le parlant ne posa aucun problème insoluble à Chaplin. Le langage, mis à part dans "Monsieur Verdoux", ne joua jamais un rôle capital et son style ne subit aucune évolution : il n’y a guère de différence entre "la Comtesse de Hong Kong" et "l'Opinion publique", entre "les Feux de la rampe" (1952) et "les Lumières de la ville", du moins sur le plan technique. Cinquante années de cinéma ne semblent pas avoir eu la moindre influence sur ses idées, sur sa conception de la mise en scène […]. Les principes du style sont posés dès 1915 et le seul changement notable consistera en une raréfaction progressive des gags visuels, remplacés par un dialogue de plus en plus abondant et souligné par le caractère pratiquement unidimensionnel du filmage.»(2)

En 1940, il parodie et ridiculise Hitler dans "le Dictateur". Pendant l’écriture, Chaplin déclare: «"Le Dictateur" pourrait être le titre d’un drame, d’une comédie ou d’une tragédie. J’ai voulu faire un cocktail de tout cela pour réaliser la silhouette, à la fois grotesque et sinistre, de l’homme qui se croit un surhomme et pense que, seuls, son avis et sa parole ont de la valeur»(3). Ce film intemporel s’achève par ces mots du petit barbier juif, sosie du tyran: «Luttons maintenant pour abattre les barrières entre les nations, pour en finir avec la cupidité, la haine et l’intolérance

À la fin de la guerre, il s'inspire d'une conversation avec Orson Welles et du personnage de Landru pour imaginer "Monsieur Verdoux" (photo), une tragi-comédie qui met en scène un personnage obligé de tuer des femmes pour nourrir sa famille – clin d'œil aux déboires de sa vie privée. Échec commercial, le film est mal accueilli par la presse populaire et attise l’hostilité des ligues de vertu contre son auteur. Débutent au même moment ses ennuis avec le FBI qui réactive le dossier Chaplin – dossier ouvert en 1922 lorsque l’artiste avait publiquement déclaré son hostilité à l’égard du code de censure hollywoodien rédigé par le sénateur Hays. Accusé de sympathie pro-communiste, il doit faire face à la commission des activités antiaméricaines. 

Très personnelle et écrite dans l’isolement, sa dernière œuvre américaine, "les Feux de la rampe", raconte l'histoire tragique d'un impossible amour entre un acteur vieillissant et une jeune danseuse. En 1953, il s’installe en Suisse pour fuir la campagne d’hostilité dont il fait l’objet, puis tourne en Grande-Bretagne "Un roi à New York". Il y règle ses comptes avec une Amérique qui lui est devenue étrangère, à travers les vicissitudes du souverain d’un pays imaginaire condamné à l’exil et réfugié aux États-Unis où il devient la proie des médias. Selon Joël Magny, «"Un roi à New York" est un des premiers films américains interrogeant de front la “sincérité de l’image”: cinéma contre télévision, publicité, médiatisation des familles royales, du charity business (en 1957!).»(4)

Pour Coursodon et Tavernier, «cette campagne d’hystérie et de calomnies reste l’une des plus monstrueuses de ce demi-siècle. Elle justifierait à elle seule l’agressivité cinglante de "Monsieur Verdoux" (1947), l’amertume rentrée d’"Un roi à New York". C’est dans ces deux registres que Chaplin est le plus à l’aise. La méchanceté bilieuse, mesquine lui va comme un gant, son autobiographie le prouve. Loin d’être le cinéaste humain que l’on propose à l’adoration des foules, Chaplin aime attaquer, détruire. Il brida ces velléités, sensibles dans ses premiers courts métrages, pour certains de ses grands films, mais elles éclatent au grand jour dans "Monsieur Verdoux", son film le plus sincère, le plus passionnant. "Monsieur Verdoux" inquiète. La séquence où Verdoux se laisse arrêter est un chef-d’œuvre d’humour noir. Les personnages secondaires sont traités avec une misanthropie impitoyable, à l’exception de la jeune infirme, et la morale du film se dégage durant le procès, ce mépris aristocratique, ce détachement hautain qui font de Verdoux l’anti-Charlot, contrairement à ce qu’écrivait Bazin dans une analyse beaucoup trop métaphysique du film(2)

Après la parution de ses mémoires en 1964, éditées en France aux éditions Robert Laffont sous le titre "Histoire de ma vie", il livre son dernier film, le seul de sa filmographie tourné en couleurs : "La Comtesse de Hong Kong", avec Sophia Loren et Marlon Brando. «Dans "la Comtesse…" Chaplin raconte un amour invendable et vermillon, surgi comme par mégarde entre un diplomate américain et une aristocrate russe qui veut en faire son protecteur. Une croisière de luxe sert de décor aux amours décalées de ces deux personnages à peine esquissés, tout droit sortis d’un Garbo historique ou d’une romance policière. (…) Le nœud de ce film aux gags épurés et aux sentiments démodés, c’est Chaplin lui-même qui le dénoue dans son interprétation pathétique d’un garçon de cabine maladroit. On comprend, dans ces brefs moments où un vieux monsieur blanchi fait quelques acrobaties minimales devant sa propre caméra, à quel point la gymnastique muette manquait à Chaplin. Une chose est sûre : c’est un homme amer et secret qui met en scène son dernier film, œuvre inaboutie dont l’inaboutissement même confine à l’épure et au définitif»(5), écrit le critique de cinéma Louis Skorecki.

Sept de ses courts métrages et la totalité de ses longs métrages sont à l'affiche de la rétrospective que consacre la Cinémathèque de Toulouse à Charlie Chaplin. Au programme également "Charlie Chaplin, le génie de la liberté", documentaire de François Aymé et Yves Jeuland, fruit de trois ans de recherche pour dresser le portrait de l’artiste le plus populaire du XXe siècle.

Jérôme Gac
 

(1) Télérama (20/02/1991)
(2) Nathan
(1995)
(3)
Voilà (21/04/1939)
(4)
Cahiers du Cinéma n° 505
(5)
Libération (01/12/1997)


Du 4 janvier au 16 février, à la Cinémathèque de Toulouse
,
69, rue du Taur, Toulouse. Tél. 05 62 30 30 10.

 

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