vendredi 4 juin 2021

Le dragueur


 

 

 

 

 

 

 

Entretien avec Laurent Gaissad, socio-anthropologue, qui publie "Hommes en chasse", fruit de plusieurs années «d’immersion sur le terrain des “lieux de drague”» entre hommes.

Qu'est-ce qui vous a incité à choisir pour objet d'étude les lieux de drague entre hommes ?

Laurent Gaissad: «Quand je suis arrivé à Toulouse en 1994, il y avait encore un lieu de drague très fréquenté à la nuit venue tout près de chez moi, aux abords de l'église Saint-Aubin, dans un quartier à la vie nocturne animée à l'époque. Je venais d'apprendre que j'étais séropositif et la possibilité d'avoir des relations sexuelles sans lendemain et sans avoir à échanger le moindre mot avec mes partenaires était un gage de liberté, une espèce de refuge en quelque sorte. Pour éviter le stigmate, j'ai choisi le plaisir et les lieux de la clandestinité sans pour autant faire l'expérience des risques auxquels on les associait évidemment au pic de l'épidémie précédente. J'ai désiré et attendu des nuits entières en savourant cette vacance nocturne quotidienne. Évidemment, je n'ai pas fait qu'attendre ! L'anonymat et l'intensité passagère des rencontres me fascinaient: j'avais envie d'en savoir plus sur l'histoire et le devenir des lieux de drague entre hommes, séparés du monde et durables comme le secret qui les fondait d'une génération à l'autre, en ville comme à la campagne.»

Quelles sont les caractéristiques d'un lieu de drague ? Qu'en est-il du dragueur ?

L. G.: «Leur mixité sociale, leur non-mixité sexuelle, leur persistance et leur fragilité, leur paysage changeant au fil des saisons, des politiques municipales, des changements de mœurs, des catastrophes industrielles ou naturelles: ces espaces sont vécus aux marges, même si c'est tout le reste de l'expérience qui devient marginale quand on y entre. Il y a bien une géographie de tels lieux à la fois intimes et exposés, déplacés sur le plan moral et territorial, mais qui se déplacent aussi à cause de la police, de l'éclairage ou de l'élagage, des violences homophobes, d'une crue de Garonne, de l'explosion d'une usine. Envers et contre tout, ces territoires donnent à voir, pour qui en perçoit les rites entêtés, toute une écologie sociale du désir à même l'espace public, et qui se trame dans la longue durée. En même temps, il est impossible d'établir le portrait-robot du dragueur, si ce n'est qu'il est d'ici et d'ailleurs en même temps, qu'il est souvent aussi étranger à lui même qu'aux autres sur place, et que c'est justement ce qu'il désire, en particulier sexuellement, dans l'entre soi consensuel du secret partagé entre hommes. Le dragueur peut même être l'homophobe, et vice versa, bien que, la plupart du temps, le désir versatile s’assume et s'assouvit sans conséquence ni contrainte.»

Quels sont les impacts des politiques d'aménagement urbain qui s'emploient à domestiquer les espaces naturels sur les lieux de drague ?

L. G.: «Il y a beaucoup à dire au sujet des volontés politiques, le plus souvent implicites, de chasser les “indésirables” des lieux dont ils font un usage commun avec le reste de la population, inattentive ou la plupart du temps, ignorante. On assiste à un véritable chassé-croisé permanent entre les programmes d'aménagement et les lieux de drague qui se relocalisent sans cesse, surtout en ville. À la campagne, il faut savoir qu'ils font tous aujourd'hui, et presque sans exception, l'objet de mesures de protection environnementale. Ces espaces abritaient la sexualité entre hommes avant qu'ils ne soient décrétés “naturels”, évidemment. C'est une coïncidence qui peut engendrer des conflits d'usage, même si les différentes formes de jouissance des lieux publics, si j'ose dire, sont rarement incompatibles sur le terrain, dans les forêts, les corridors fluviaux ou les littoraux, qui sont les dernières réserves de la biodiversité. Pourquoi leur préservation devrait-elle exclure celle de ce patrimoine au dessus de tout soupçon qu'est la drague sexuelle librement consentie, en l'occurrence entre hommes ? Discrètement établis dans le paysage, certains coins de forêt sont peuplés par des “anciens”, véritables gardiens de lieux qu'ils entretiennent, prenant soin de leurs équilibres délicats comme des jardiniers en régime de mœurs incertaines et fragiles, dans un souci tenace de les voir perdurer.»

Une décennie plus tard, la banalisation des rencontres via des sites en ligne et des applications de smartphone, et l'ouverture du mariage aux couples de même sexe ont elles bouleversé les habitudes de la drague en plein air ?

L. G.: «On peut surtout décrire une lame de fond à l'échelle des trois décennies précédentes : celle qui ont vu succéder à l'apparition du bar à backroom et des saunas gays une partition spatiale toujours plus marquée entre drague et sexualité entre hommes dans l'espace public. Le sex-club, établissement commercial à vocation sexuelle donnant directement sur la rue, a troqué le bar et les relations de comptoir contre un simple distributeur de boissons, anticipant le confinement des sexualités gays à domicile rendu possible par l'essor des applications de rencontre géolocalisées à la période récente. C'est aussi la période d'une normalisation conjointe du couple et du sida, et des paniques morales associées à une dispersion homosexuelle irréductible aux avancées du droit et de la médecine. Il est fort probable que l'avènement des rencontres médiatisées par internet ne fasse que reconfigurer les territoires d'un désir sexuel s'affirmant désormais simultanément online et in situ, à l'instar de certains sites qui servent de lieux de rendez-vous effectifs dans l'espace public, à portée de smartphone, et dans l'itinérance retrouvée.»

Quel regard portez-vous sur deux films connus qui ont pour cadre le type de lieux que vous décrivez: "Cruising" ("La Chasse", 1980) et "L'Inconnu du lac" (2013) d'Alain Guiraudie ?

L. G.: «J'adore "Cruising" pour sa grande valeur documentaire sur le milieu cuir new-yorkais de la fin des années 1970. Ce film du réalisateur de "L'Exorciste", William Friedkin, a défrayé la chronique, conspué par certains activistes de l'époque qui lui reprochaient l'étalage de mœurs déviantes et d'un milieu criminogène digne de l'époque de la prohibition, mais qui aurait survécu aux émeutes de Stonewall. L'inspecteur de police incarné par Al Pacino se laisse affecter par cet univers trouble et troublant, c'est magnifique. Quant au serial killer qui sévit dans les lieux de fête et de sexualité gay, jusque dans un parc public (la scène tournée là est d'anthologie), il est presque annonciateur de l'hécatombe à venir, à quelques mois des premiers cas de ce qu'on appellera le “cancer gay”. En même temps, il renoue avec la tradition littéraire associant l'homosexualité et le crime, portée aux nues par Jean Genet, et qu'on retrouve dans "L'Inconnu du lac" (photo). Dans ce film-là, c'est la scène du parking, en boucle, qui me fascine: le lieu de drague comme routine et promesse d'inédit imposé ainsi au grand public qui découvre le réalisateur. Je suis encore plus totalement fan de la présence frontale du désir entre hommes d'une génération à l'autre, et entre les générations surtout, dans les autres films de Guiraudie, dans "Le Roi de l'évasion" (2009) et dans son magistral "Rester vertical" (2016), entre autres. J'aime aussi beaucoup évidemment l'idée que les vastes paysages de l'arrière-pays puissent contenir une liberté sexuelle à faire pâlir nos cultures urbaines et leurs quartiers gays civilisés.»

Propos recueillis par Jérôme Gac

Laurent Gaissad, "Hommes en chasse. Chroniques territoriales d'une sexualité secrète" (Presses universitaires de Paris Nanterre, 2020)

 

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