mercredi 26 octobre 2016

Majorité décadente















Festival très décalé de la Cinémathèque de Toulouse, Extrême Cinéma invite notamment le cinéaste américain Frank Henenlotter.
 

Depuis près de vingt ans, Extrême Cinéma navigue en eaux troubles, aux marges de l’histoire officielle du septième art. Enfant terrible de la Cinémathèque de Toulouse, ce festival insolite se veut infréquentable, s’employant à dénicher les films maudits du patrimoine cinématographique, sans toutefois laisser de côté les classiques les plus atypiques. Flirtant souvent avec un mauvais goût fièrement assumé, Extrême Cinéma se plait ainsi à railler les normes établies à travers des rétrospectives et des rencontres, une longue nuit de clôture et des séances spéciales ou jeune public.
 

Pour sa 18e édition, «Extrême Cinéma invite les arts graphiques et la musique à festoyer avec une sélection d’une trentaine de films. Deux expositions et un concert montés avec l’aide précieuse du Collectif Indélébile, l’association Finger In Ze Noise, les Pavillons Sauvages et le collectif IPN. Tout ceci hors les murs. Juste parce qu’il nous semble que ces propositions participent d’une même culture frondeuse et indépendante», assurent les programmateurs. Un ciné-concert est annoncé pour l'ouverture du festival avec la projection de "Point ne tueras" (High Treason), film muet réalisé en 1929 par Maurice Elvey et découvert en 1960 par la Cinémathèque de Toulouse. Œuvre rare d’une étonnante modernité tant par son discours pacifiste que par son esthétique, ce récit d’anticipation situé en 1995 sera accompagné par le groupe toulousain Bewitched. Interdite aux moins de dix-huit ans, la traditionnelle nuit de clôture débitera huit heures de projection avec des longs et des courts, des bandes-annonces, un ciné-concert assuré par Brame et quelques surprises.
 

Parmi les invités, on attend cette année la visite des réalisateurs Éric Valette et Gabe Bartalos, de l’auteur et dessinateur de bandes dessinées - condamné pour obscénités aux États-Unis - Mike Diana, de l’acteur et producteur Anthony Sneed, de l’acteur et écrivain Mike Hunchback, et de Manon Labry, auteure du livre "Riot Grrrls: chronique d’une révolution punk féministe". Le cinéaste Frank Henenlotter présentera ses six films, la plupart devenues cultes, tournés entre 1982 et 2015. Entre horreur et comédie, cette œuvre constitue un portrait libre et décalé d’une l’Amérique invisible peuplée de marginaux, cinglés, proscrits et autres clandestins d’une société trop normée. «Peu importe si je n’avais pas d’argent pour faire "Basket Case" ("Frères de sang, 1982") ou 1 500 000 dollars pour faire "Frankenhooker" (1990). Les deux ont été éreintants, c’est un travail tellement difficile. Cela reste des films à petit budget, même avec 1 500 000 dollars, et vous devez toujours trouver des solutions pour chaque prise, vous ne pouvez pas être fatigué, vous devez réfléchir tout le temps, résoudre chaque problème qui apparaît. Sur "Chasing Banksy" (2015), pour des raisons que j’ignore, cela a été très fluide tout comme pour "Bad Biology" ("Sex addict", 2008) que j’ai pris beaucoup de plaisir à faire. C’était le premier après une longue période et ça reste peut-être aujourd’hui mon film préféré»(1), avouait Frank Henenlotter en mars dernier.

Jérôme Gac

photo : "Chasing Banksy"


(1) cinemafantastique.net    


Extrême Cinéma, du 28 octobre au 5 novembre, à la Cinémathèque de Toulouse

69, rue du Taur, Toulouse. Tél. : 05 62 30 30 11.

vendredi 14 octobre 2016

Le clown





















Pierre Étaix s'est éteint à l'âge de 87 ans, le 14 octobre 2016. Le mois dernier, il avait annulé sa venue à Toulouse où il devait participer au Festival international du Film grolandais qui lui rendait hommage à la Cinémathèque de Toulouse. Retour sur le parcours d’un artiste atypique aux multiples talents.

Ses films sont longtemps restés invisibles en raison d’un imbroglio juridique de vingt ans. Une fois le litige résolu, Pierre Étaix est venu présenter en 2011 l’intégrale de son œuvre à la Cinémathèque de Toulouse. On devait le retrouver en septembre dernier dans la Ville rose, à l’invitation du Fifigrot. Souffrant, il avait finalement annulé sa participation au Festival international du Film grolandais de Toulouse qui lui a rendu un heureux hommage en forme de carte blanche, avec la projection de ses deux premiers courts métrages ainsi que "Pays de Cocagne". Il s'est éteint le 14 octobre, à l'âge de 87 ans.


Artiste atypique aux multiples talents, Pierre Étaix avait débuté sur les scènes de cabarets et de music-halls parisiens: «Au music-hall, je faisais mon numéro avec une moustache, une veste trop grande, un pantalon en accordéon, jusqu'au jour où un directeur de cabaret m'a fait remarquer que je serais beaucoup plus drôle en smoking, comme Tino Rossi. Ce fut le déclic ! Un type en habit qui perd son bouton ou cherche à cacher une imperfection vestimentaire fait beaucoup plus rire qu'un type vêtu comme vous et moi et dont la manche de chemise est trop longue.»(1) Pierre Étaix s'est inspiré du slapstick, l'école du burlesque muet américain dont les virtuoses furent Buster Keaton, Harold Lloyd, Charlie Chaplin et Laurel et Hardy. 

Il a collaboré avec Jacques Tati pour "Mon oncle", une expérience qui débouchait au début des années soixante sur la réalisation de deux courts métrages : "Rupture" (photo) et "Heureux anniversaire". Le second remportera l'Oscar alors que son premier long - dont il est également l'interprète - était déjà tourné. "Le Soupirant" et les quatre films qui suivront sont cosignés avec Jean-Claude Carrière. Entamée avec les courts métrages, cette collaboration de dix ans avec le scénariste de Luis Buñuel accouchera d'un cinéma peu dialogué qui enchaîne les gags visuels soigneusement élaborés à la manière d'un artisan.

Doué pour le dessin, Pierre Étaix confessait à propos de ce talent: «Ce que j'ai appris sur le rythme des couleurs, des lignes, l'équilibre des noirs et blancs, le souci du cadre, a influencé tout ce que j'ai fait au cinéma. Et d'ailleurs, sur le plateau, mes croquis de personnages, des costumes, des décors, valaient mieux qu'un long discours.»(1) Yoyo, son personnage fétiche, est né d’un dessin avant de devenir ce clown arpentant les chapiteaux de cirque dans toute l’Europe durant les années soixante. Pour le grand écran, il réalisera "Yoyo" en 1965, multipliant les clins d'œil à ses maîtres du muet et rendant hommage au cirque sous les traits d’un Max Linder itinérant. 


Face à la modernité galopante du monde, une certaine nostalgie irradie l'univers de Pierre Étaix, notamment dans "Tant qu'on a la santé" et "le Grand Amour", à la fin des années soixante. Dans "Pays de cocagne", documentaire filmé sur les plages, son personnage lunaire disparaît de l'écran au bénéfice d'un portrait sans concession de la France en vacances. L'accueil est si glacial en 1970 que sa carrière de réalisateur s’interrompt. «Etre comique, c'est suspect ! Nous représentons un art mineur, méprisé ! Lorsqu'il s'agit de tourner un film dramatique, ou un film d'action, on déploie des moyens exceptionnels, on trouve normal de mobiliser des gens de qualité, des spécialistes des effets spéciaux, des cascadeurs... Lorsqu'il s'agit d'un film comique, c'est toujours trop cher, c'est de la folie ! On ne rencontre que des casseurs d'enthousiasme !»(1), confessera Pierre Étaix.

Il poursuivra ses activités au théâtre et à la télévision, et créera l’École nationale de Cirque avec sa femme Annie Fratellini. Retraçant son parcours protéiforme sous la forme d’un abécédaire, il venait de publier un ouvrage, "C’est ça Pierre Étaix"(2), où se télescopent ses dessins, ses affiches, ses jeux de mots, etc. 

Jérôme Gac
"Rupture" © Carlotta Films
 

(1) Le Monde (04/07/2010)
(2)
Séguier (2015)
 

jeudi 6 octobre 2016

Bertrand, Akira, Abel et les autres















De Jean-Charles Fitoussi aux frères Cohen, la saison de la Cinémathèque de Toulouse fera la part belle aux cinématographies française et américaine, avec des détours vers le Japon, la Pologne, l’Italie, etc.

Après avoir exhibé une galerie de savants fous en septembre, la Cinémathèque de Toulouse accueille en ce début d’automne le festival Cinespaña. Avant la prochaine édition du festival Extrême Cinéma, attendue comme il se doit aux alentours de la Toussaint, la salle de la rue du Taur s’intéresse en octobre à Jean-Charles Fitoussi, en partenariat avec le Printemps de Septembre. Cinéaste à l'œuvre atypique où se mêlent réalité, poésie et fantastique, il a signé une suite de films regroupés dans la série "le Château de Hasard". «Chacun de mes films s’inscrit dans un ensemble intitulé "le château de hasard". Il n’y avait au départ d’autre dessein que de témoigner de la toute-puissance du hasard en matière de création. Au fur et à mesure, des liens se sont formés entre les films, créant des séries, suscitant des suites, comme l’agencement des pièces d’un château. Le rez-de-jardin est aujourd’hui achevé (huit films et demi), le premier étage est en cours de construction (un film réalisé et deux esquissés sur les huit projetés). Enfin, quelques dépendances, au double sens du terme», précise Jean-Charles Fitoussi. Artiste moins confidentiel, surtout depuis son "Saint Laurent" avec Gaspard Ulliel, Bertrand Bonello est annoncé en janvier pour une carte blanche. 


Entretenant cette saison un dialogue permanent entre le cinéma contemporain et le cinéma de patrimoine, la programmation de la Cinémathèque de Toulouse alternera cycles longs et cycles plus courts, rétrospectives et thématiques, monographies et panoramas. On verra en novembre le second volet du cycle dédié au cinéma policier français qui couvre la période des années cinquante à nos jours, puis une rétrospective et une exposition rendront hommage au printemps à l’actrice Ginette Leclerc – immortalisée grâce à son rôle dans "la Femme du boulanger".

La programmation des ciné-concerts est dédiée cette saison à l’âge d’or du cinéma muet scandinave, avec les cinéastes majeurs de cette période: August Blom, Benjamin Christensen, Carl Theodor Dreyer, Holger-Madsen, Gustaf Molander, Victor Sjöström et Mauritz Stiller. Pour Franck Lubet, responsable de la programmation de l’archive toulousaine, «le cinéma scandinave est un vivier de cinéastes hors normes. Dès les années 1910, alors que la Première Guerre mondiale brisait l’élan dominateur des cinématographies française et italienne, le cinéma muet scandinave, poussé par la Nordisk danoise et la Svenska Bio suédoise (les deux maisons de production les plus importantes), imposait une esthétique extrêmement graphique qu’il allait par la suite essaimer dans toute l’Europe – Dreyer ("La Passion de Jeanne d’Arc", "Vampyr", etc.) – jusqu’à Hollywood – Sjöström ("La Charrette fantôme", "Le Vent", etc.) ou Stiller ("La Légende de Gösta Berling" qui découvrait Greta Garbo). Un âge d’or. Pour le cinéma scandinave. Et pour le cinéma en général, sur lequel il imprimera une influence majeure : l’art de la lumière. Une photographie des plus picturales, tant dans son sens de la composition que dans sa texture même, qui tient davantage du charbon et neige que du noir et blanc.»


Le cinéaste japonais Akira Kurosawa sera à l’honneur, tout comme Jerzy Skolimowski, invité durant la Semaine Polonaise. Le metteur en scène italien Pippo Delbono présentera ses films, à l’occasion des représentations de ses spectacles au Théâtre national de Toulouse. En écho à l'exposition «Fenêtres sur cours» présentée au Musée des Augustins, une sélection d’une dizaine de films se déploiera cet hiver autour du thème de la cour et ses représentations à l’écran. Au printemps, un cycle sera consacré à la justice avec la projection de plusieurs films de procès, et un week-end de février sera dévolu aux fictions mettant en scène les exploits de l’aéropostale.


Du côté du cinéma américain, le centième anniversaire de la naissance de l’acteur Kirk Douglas sera l’occasion de découvrir en décembre une exposition et une programmation de films. Le fameux documentariste Frederick Wiseman rendra visite aux cinéphiles toulousains en 2017, et les films des frères Cohen seront à l’affiche avant l’été, en préambule à la nouvelle édition du «Cinéma en plein air». On attend ces jours-ci la visite d’Abel Ferrara à Toulouse, le temps d’une rétrospective (photo) auréolée d’un concert au Metronum. «Je travaille sans histoire, sans récit, sans scénario, je m'appuie juste sur les personnalités des acteurs, et la façon dont ils peuvent bouger. Ces gens vont incarner quelque chose, vont se croiser, et il faut rendre ça dynamique. Ce sont les acteurs et les actrices qui me sauvent», confiait en 2005 le cinéaste new-yorkais au quotidien Libération. Celui qui vient de signer un film sur Pasolini assurait à l’époque : «Les questions nées du 11 septembre ont changé les mentalités : les gens se veulent plus efficaces, il faut faire des choses utiles, et les idées qui ne vont pas dans ce sens ne sont plus comprises. Ça a changé l'attitude vis-à-vis du cinéma : faire des films aujourd'hui à New York est plus difficile, surtout pour moi. On ne m'y comprend plus...».


On retrouvera les habituels rendez-vous réguliers tels le Film du Jeudi dédié aux classiques, Danse à la Cinémathèque qui fait écho aux programmes proposés par le Ballet du Capitole, L’Odyssée de l’Espace élaboré en partenariat avec le CNES et la Cité de l’Espace, ou encore La Production audiovisuelle en Région. Trois nouveaux rendez-vous seront proposés, notamment un partenariat avec l’ACID (Association du Cinéma indépendant pour sa Diffusion) et le cinéma Le Cratère, ou avec le Centre national de la Cinématographie pour parcourir l’histoire du cinéma français à travers les archives du CNC. Enfin, une exposition se prépare dès le début de l’année 2017 pour célébrer le vingtième anniversaire de l’installation de la Cinémathèque de Toulouse au 69 de la rue du Taur.


Jérôme Gac

photo : "Snake Eyes", A. Ferrara
 

Rétrospectives :
Jean-Charles Fitoussi, du 11 au 16 octobre ; Abel Ferrara, du 15 au 27 octobre.

 

Ciné-concert : "Le Trésor d’Arne", de Mauritz Stiller, mardi 18 octobre, 20h30.
 

La Cinémathèque de Toulouse, 69, rue du Taur, Toulouse. Tél. : 05 62 30 30 11.
 

Concert : Abel Ferrara, vendredi 21 octobre, 20h30, au Metronum,
2, rond-point Madame de Mondonville, Toulouse.