vendredi 20 octobre 2023

La vie quotidienne des Japonais













Une rétrospective dédiée à Yasujiro Ozu réunit à la Cinémathèque de Toulouse une vingtaine de films du cinéaste japonais.

Auteur de 54 films – dont 34 muets – tournés entre 1927 et 1962, Yasujiro Ozu est l’un des cinéastes majeurs du XXe siècle. La Cinémathèque de Toulouse présente cet automne une rétrospective regroupant vingt-et-un films du cinéaste japonais, dont plusieurs ont fait l’objet d’une nouvelle restauration. Découverte à partir de la fin des années soixante-dix en Europe, sa filmographie est dédiée aux drames et tracas du quotidien japonais révélant de magnifiques paraboles universelles.

Jacques Mandelbaum assure dans le quotidien Le Monde: «Ozu est un génie qui dépasse les frontières de l'espace et du temps, un monument d'émotion dans la retenue, un géant dans l'art de la tenue et de la justesse. Les 36 longs métrages préservés qui nous restent de lui en témoignent. La marque du temps qui passe, l'ambivalence des liens familiaux, le sacrifice de soi, la transmission des sentiments et des valeurs, tels sont quelques grands motifs du cinéma d'Ozu, qui va les décliner jusqu'aux chefs-d'œuvre des années 1950 avec une simplicité aussi cruelle que bouleversante, un humanisme d'autant plus éblouissant qu'il est averti du néant de la condition humaine.»(1)   

Né en 1903, à Tokyo, Ozu passe la majeure partie de son enfance et adolescence à Matsusaka, près de Nagoya. Attiré par le cinéma hollywoodien, il se rend régulièrement à Nagoya pour voir les films de Charlie Chaplin, Friedrich Wilhelm Murnau ou Ernst Lubitsch – qu’il considère très tôt comme son réalisateur préféré. En 1923, il se fait engager comme assistant opérateur à la Shōchiku Kinema. Il devient assistant réalisateur, puis travaille à l’écriture de son premier film, "le Sabre la Pénitence", avec le scénariste Kôgo Noda. Cette rencontre marque le début d’une longue et fructueuse collaboration entre les deux artistes. Lorsque la guerre civile éclate, Ozu est incorporé dans l’armée japonaise et ne pourra pas terminer son premier opus. 

De retour de la guerre en 1928, il se lance pleinement dans la réalisation, travaillant souvent avec la même équipe technique et les mêmes acteurs. Influencé par le modèle américain et le cinéma européen, il débute sa carrière par des comédies, genre dans lequel il excelle. Peu à peu, son style devient de plus en plus personnel, même si les influences américaines sont toujours fortement présentes. De manière subtile, Ozu parvient à diffuser un message contestataire à travers ses comédies sociales, comme dans "Chœur de Tokyo" (1931), portrait d’un fonctionnaire qui sombre dans la misère. 

Charles Tesson écrit: «Ozu, comme beaucoup de cinéastes de son époque, a été influencé au départ par le cinéma américain. En particulier par "l'Opinion publique" de Charlie Chaplin, et plus encore par "The Marriage Circle" de Lubitsch, dont il conservera le goût de l'échange verbal: à chaque prise de parole, son plan et son visage. Ses premiers films mêlent influences burlesques (Ozu a été formé à l'école du “nonsense mono”) au cœur d'histoires graves, sur fond de cruauté et d'humiliations, qu'Ozu a su si bien filmer: le père faisant des courbettes devant son patron, l'ancien employé au chômage devenu homme-sandwich. En témoigne la scène de "Chœur de Tokyo", drôle en apparence, où l'employé, venu se plaindre du renvoi d'un collègue, se querelle avec son patron à coups d'éventail, avant d'être à son tour licencié, le ton léger et badin utilisé pour filmer la séquence ne laissant rien présager de ses conséquences dramatiques.»(2) 

Après l’apparition du cinéma parlant au Japon, Ozu tourne encore des films muets, et fait du rapport entre les parents et les enfants son thème de prédilection. Au fil des années, il se libère de ses maîtres occidentaux: son style de mise en scène s’affine et tend vers davantage de sobriété. Avare de mouvements d’appareil et d’effets de montage, son cinéma est essentiellement construit de plans fixes et de plans-séquences filmés à hauteur de personnages, comme dans "Gosses de Tokyo" (1932). Auteur de quelques œuvres sonorisées mais sans paroles, il tourne en 1936 son premier film parlant, "le Fils unique". Mobilisé par l’armée durant plusieurs mois en Chine, il réalise ensuite "les Frères et sœur Toda" (1941), qui rencontre un grand succès auprès du public, puis "Il était un père" (1942).

Le critique Jacques Mandelbaum souligne que «le cinéaste invente, avec ces deux films, la forme qui caractérisera les chefs-d'œuvre de sa dernière période, lesquels n'ont précisément de cesse de désigner la famille comme le lieu par excellence de la perte et du renoncement»(3). Prisonnier à Singapour, il rentre au Japon en 1946, avant de revenir sur le devant de la scène, avec notamment "Récits d’un propriétaire" (1948). Suit "Printemps tardif" (1949), film épuré, saisissant avec justesse les détails de la vie quotidienne, qui marque une véritable «renaissance» du cinéaste. Artiste dont le style dépouillé est le terreau favorable à l'émergence des sentiments et de l'émotion, Ozu s'attache à travers les œuvres de sa dernière période à montrer la désintégration du système familial japonais face à l'évolution des mœurs de son temps.

Teintées de mélancolie et de pessimisme, ces derniers films contribueront à son succès international. Dans "Début d'été" (1951), il dresse alors le portrait d'une famille par petites touches anecdotiques, puis "Voyage à Tokyo" – l’un de ses chefs-d’œuvre – suit, en 1953, la visite d'un couple chez leurs enfants. En 1958, il réalise son premier film en couleurs, "Fleurs d'équinoxe", qui confronte le poids des traditions familiales aux mœurs de la modernité. Après "Bonjour" qui est le remake en couleurs de "Gosses de Tokyo", puis "Herbes flottantes" et "Fin d'automne" qui reprend le thème de "Printemps tardif", il signe "Dernier caprice" et "le Goût du saké", avant de mourir en 1963. Mais malgré les apparences, l’esthétique de ses films se détache de la cinématographie nippone de son époque. 

Auteur du "Silence dans le cinéma d'Ozu" (L'Harmattan), le réalisateur Basile Doganis constate: «Sous la maîtrise technique et artistique indéniable de son cinéma, couvent des forces anarchiques, un chaos grouillant de possibles et même une forme d'ivresse. (…) Ce qui frappe c’est, dans sa vie comme dans son œuvre, sa radicale liberté. Ozu ne s'enferme dans aucun préjugé, ni dans les valeurs dominantes, ni dans leur contestation univoque ; et, lorsqu'il s'approprie ou rejette une position, c'est toujours avec une légèreté ironique, fluide. Ce qui, chez lui, paraît stable et régulier, cache une grande effervescence, une grande tension qu'il s'efforcera de reproduire par la densité et la sophistication de ses cadrages radicaux, de sa direction d'acteurs, de ses raccords dissonants. Ce faisant, il parviendra à conférer à ses personnages une même liberté radicale, affranchie des exigences du mélodrame, ou des péripéties du film d'action. Des personnages insaisissables, peu “réalistes” parfois, mais infiniment vivants et présents, jusqu'à en devenir obsédants.»(4)

Jérôme Gac
"Le Goût du saké" © Shochiku Co., Ltd.


(1) Le Monde (14/02/2007)
(2) cinematheque.fr (2014)

(3) Le Monde (29/06/2005)
(4) Libération (16/02/2007)



Rétrospective, du 24 octobre au 16 décembre ;
Rencontre avec Pascal-Alex Vincent, vendredi 8 décembre, 19h00 (entrée libre).

À la Cinémathèque de Toulouse, 69, rue du Taur, Toulouse. Tél. 05 62 30 30 10.

mardi 17 octobre 2023

Histoires de méthode


Metteuse en scène et comédienne, formée au Stella Adler Studio à New York, Céline Nogueira relate les origines du «système» Stanislavski et explique les enseignements de la «Méthode», à l’occasion d’un cycle dédié à l’Actors Studio regroupant à la Cinémathèque de Toulouse dix-sept films de fiction et un documentaire.

Qu’est-ce que le réalisme en matière de technique de jeu d’acteur ?

Céline Nogueira: «Le réalisme est né à la fin du XIXe siècle du désir et du besoin d’un théâtre social et politique et d’un jeu qui rompt avec le romantisme. On ne déclame plus, on cherche l’intériorisation pour accéder à la véracité du sentiment et de l’expérience. Le personnage est en proie à des conflits humains intérieurs et extérieurs dans des contextes de changement social. On parle de jeu réaliste, parce que les personnages sont écrits par des auteurs dits réalistes, post-naturalistes ou modernes. Anton Tchekhov en Russie, Henrik Ibsen en Norvège, August Strindberg en Suède, Tennessee Williams et Henry Miller aux États-Unis questionnent les valeurs morales de leur temps et leurs personnages sont confrontés à un choix de vie. La technique utilisée est le “système” Stanislavski. Mais il a pu le développer grâce à Tchekhov, "la Mouette" notamment, qui révèle le drame non plus par les mots mais par ce qui n’est pas dit. La préoccupation du réalisme se concentre sur les conditions de travail, les relations conjugales, l’homosexualité, la solitude, la frustration… Il y a de la réminiscence dans le jeu réaliste qui flirte avec la mystique. Une mélancolie d’un passé heureux qui a du mal à perdurer dans le changement. Tennessee Williams décrit des épaves, des errances à fleur de peau, un immigré polonais, une femme chassée qui refuse de vieillir et d’admettre son penchant pour les jeunes hommes. Le réalisme montre la cruauté d’une société moralisatrice qui fait des monstres parce qu’ils n’y trouvent pas leur place. Dans "Un Tramway nommé Désir", par exemple, Brando fait de Stanley Kowalski un demi-dieu de beauté, et quand les acteurs veulent s’y frotter, ils veulent jouer “beau”. Mais si Brando fait de Stanley un demi-dieu de beauté, ce n'est pas parce que Stanley est beau, ou parce qu'il joue à être beau. Stanley est plutôt une brute de macho. C’est parce que Brando a cueilli toute la sueur de l’immigration au travail, la moiteur du sud des États-Unis, la promiscuité des corps et la frustration dévorante d’un homme en proie au dilemme moral, que Stanley devient sexy: il est humain. Mais on ne peut accéder à Stanley par l’extériorisation de l’ego, il faut d’abord se frotter au prix qu’il paye. Le jeu réaliste s’emploie à montrer comment la société exerce une pression sur les idées, les désirs, le but, les actions des hommes. Dès lors, l’acteur réaliste de fin de siècle se préoccupe de physiologie, de mouvement, de comportement. L’enjeu pour l’acteur réaliste est de donner à voir le comportement humain – les gestes, les regards, les actions de celui qu’il joue – de façon à ce que le public le reconnaisse, consciemment ou inconsciemment, immédiatement. Le jeu réaliste implique que l’acteur fasse un travail de recherche sans fin sur les circonstances passées et présentes de son personnage et sur ses relations avec les autres et qu’il en fasse l’expérience. D’où la “Méthode”.»

Le «Method acting» ?

C.N. : «Oui. À l’origine, le terme Method est le nom que le Group Theatre des années 1930 à New York utilisait pour évoquer leur interprétation du système Stanislavski. Fondé par Lee Strasberg, Stella Adler et Harold Clurman, le Group a reçu l'enseignement des Russes Richard Boleslawski et Maria Ouspenskaya. On y trouve Sanford Meisner et Clifford Odets aussi. C’est la toute première troupe américaine à utiliser le “système”. Ces acteurs sont marqués par l’apport “engagé” de Jacques Copeau qui est venu faire un travail de propagande à New York. Ils voient dans le système de Stanislavski LA méthode capable d’accéder à cet enjeu de révélation sociale du personnage. Et puis, le Theatre Group a éclaté. Stella Adler est partie à Paris travailler avec Constantin Stanislavski. Elle en est revenue avec des outils: l’action et l’imagination. Kazan et Clurman ont fondé l’Actors Studio, et quelques années plus tard Strasberg en a pris la direction. Selon la personnalité de ces figures, la méthode a pris des directions différentes: Adler développe l’imaginaire et les actions, Lee Strasberg utilise la mémoire émotionnelle et le psychologique, Meisner favorise l’écoute et la relation au partenaire. Mais toutes ces approches du “method acting” œuvrent dans un seul but: s’approprier le personnage à jouer, donner à voir ce que le personnage ne dit pas. Révéler le désir caché. Ce qui implique pour l’acteur une discipline quotidienne d’observation, sans jugement, de son propre comportement et celui des autres. Savoir reconnaître des “actions”, lire les corps, lire les esprits en quelque sorte pour en repérer les manifestations et les jouer ensuite. L’action du “method acting” ou du “système” va au-delà du texte écrit et de l’activité. La Méthode consiste à révéler l’intention, la relation ou l’objectif du personnage vis-à-vis des autres, via l’accessoire. Si quand il boit un verre, fume sa cigarette ou mange sa pomme, l’acte ne nous révèle rien de l’intention du personnage, il est inutile. Utiliser l’environnement, c’est très Adler. Un acteur Strasberg aura tendance à intérioriser, entrer en lui-même. Parfois, il s’y noie ou se perd dans un jeu égocentré – c’est la tendance de James Dean par exemple.»

Pourriez-vous citer d’autres exemples d’acteurs à l’écran ?

C.N. : «L’un des acteurs emblématique de l’Actors Studio, c’est Al Pacino. S’il intériorise parfois à outrance, il est subtil dans "Serpico". Son intériorisation, je la dis “jocondesque”. Lui, il scrute, pénètre tout ce qu’il regarde. Il hypnotise tout : le sol, l’étagère, le partenaire, tout. Il est en processus d’intériorisation en permanence et c’est ce qui lui donne la droiture, l’étoffe morale de son Serpico. Sa construction à lui se fait par le poil… De Niro, qui est à la fois Actors Studio et Adler, montre dans "Raging Bull" le prix – physique, émotionnel et psychologique - que son personnage Jake LaMotta paye dans son choix de vie. Le jeu réaliste nous invite dans la vulnérabilité de l’homme. Scorsese et De Niro font de LaMotta un être humain qui traverse l’épreuve et sort grandi. L’acteur réaliste ne peut pas se contenter de dire son texte parce que son rôle est de révéler l’enjeu social et psychologique via un comportement précis fait des “actions psychophysiques” qui nous donnent accès à tout ce que le personnage pense alors qu’il ne le dit pas. Tout cela donne au cerveau de celui ou celle qui le regarde des informations qui lui permettent de comprendre le drame intérieur du personnage et donc, le drame général.»

Propos recueillis par Jérôme Gac
"Sur les quais" © collections La Cinémathèque de Toulouse


Cycle «Actors Studio», du 17 octobre au 16 décembre ;
Rencontre avec Céline Nogueira et Jacques Demange (historien), mardi 5 décembre, 19h00 (entrée libre).

À la Cinémathèque de Toulouse, 69, rue du Taur, Toulouse. Tél. 05 62 30 30 10.