mercredi 27 mars 2024

Au cœur du désepoir


Une rétrospective des films de Julien Duvivier est à l’affiche de la Cinémathèque de Toulouse.

«Si être un auteur de films, c'est exprimer sa personnalité et les thématiques qui le préoccupent à travers sa mise en scène, l'organisation des moyens mis à sa disposition, Julien Duvivier est un auteur de films»(1), écrit Hubert Niogret dans l’ouvrage qu’il a consacré au cinéaste, dont la carrière compte près de soixante-dix films – soit en tant que scénariste, soit en tant que réalisateur, souvent les deux. La Cinémathèque de Toulouse présente une rétrospective de vingt-deux films, parmi ceux qu’il a réalisés, lui qui «n'a été longtemps considéré que comme un artisan», rappelle Hubert Niogret. L’auteur ajoute: «André Bazin lui-même ne le tenait pas en grande considération, même s'il prenait en compte sa domination». 

D’abord comédien de théâtre, Julien Duvivier a intégré la société Gaumont, où il est devenu assistant de nombreux réalisateurs (Louis Feuillade, André Antoine, Marcel L'Herbier). Après la Grande Guerre, il a écrit et réalisé son premier long métrage, "Haceldama" (1919), et a tourné une vingtaine de films muets, dont une série de mélodrames catholiques: "Credo ou la Tragédie de Lourdes" (1924), "l'Abbé Constantin" (1925), "l'Agonie de Jérusalem" (1926), "la Vie miraculeuse de Thérèse Martin" (1929). Il s’est également lancé dans plusieurs adaptations: "Les Roquevillard" (1922), d'après Henry Bordeaux, "Poil de Carotte" (1925), d'après Jules Renard, "Au bonheur des dames" (1929), d'après Émile Zola. 

Avec l’arrivée du parlant, Duvivier déploie toute l’étendue de ses talents de directeur d’acteur et affirme l’originalité de son style au service d’une vision du désespoir. Dès l'automne 1930, alors que la plupart des cinéastes français se lancent dans le théâtre filmé, il adapte un roman d'Irène Nemirowsky, "David Golder" (1930), dans lequel il insère de nombreux plans tournés en extérieur, en particulier à Biarritz et sur la côte Basque. C’est aussi le premier rôle parlant de Harry Baur, qu’il dirige ensuite dans sa deuxième version de "Poil de Carotte", puis sous les traits de Maigret dans "la Tête d'un homme" (1932), et dans le film à sketches "Carnet de bal" (1937) qui récolte un succès international. 

Jean Gabin et Madeleine Renaud sont les têtes d’affiche de son adaptation de "Maria Chapdelaine" (1934), d’après Louis Hémon, puis il retrouve Gabin incarnant Ponce Pilate dans "Golgotha" (1935), film retraçant la Passion du Christ, avec Edwige Feuillère. Gabin devient une star grâce à ses rôles dans "la Bandera" (1935) et "la belle équipe" (1936), deux films qui propulsent Duvivier au rang des grands réalisateurs français de l’époque – aux côtés de Jean Renoir, René Clair, Jacques Feyder ou Marcel Carné. «Julien Duvivier fait partie d’une génération de cinéastes pour qui le studio est le lieu par excellence où se fabrique le cinéma, génération qui s’est développée dans un contexte économique de l'industrie du cinéma français, où les studios étaient nombreux, bien équipés, employant des personnels à l'année, dans toutes les branches de métier», relate Hubert Niogret.

Pourtant, Noël Herpe constate: «De tous les maîtres du “réalisme poétique”, Julien Duvivier est le seul qui n’ait jamais été reconnu comme un auteur à part entière. Ostracisme à la fois injuste et explicable: ses films ne relèvent pas de la création d’une mythologie (comme ceux de René Clair ou de Marcel Carné), ni d’une critique sociale en mouvement (comme ceux de Jean Renoir)… Leur registre est plutôt celui de l’exorcisme, d’un exorcisme collectif où se délivreraient, à égale distance de la sublimation et de l’analyse, toutes les passions d’une époque. Comme Renoir, Duvivier est le cinéaste du groupe, il épouse pleinement ce courant de masse qui ramène le cinéma français, dès la fin des années 1920, sur le terrain du social. Mais là où l’auteur de "Toni" (1935) se modèle sur les contradictions de l’humanité, celui de "La Bandera" s’inscrit résolument contre le groupe, dans le postulat rousseauiste d’une nature dégradée par les compromissions sociales. Avec une efficacité perverse, Duvivier joue sur les deux tableaux: d’un côté, il cultive la fiction d’une communauté reconstituée plus crûment que nature (le village de "Poil de Carotte", l’équipée de légionnaires de "la Bandera", la bande de copains de "la Belle équipe") ; de l’autre, il met à l’œuvre un processus sadique de démystification, par quoi l’individu se retrouve la victime de la collectivité censée le protéger…»(2)

Noël Herpe précise: «Si ses protagonistes sont des boucs émissaires, ce n’est pas d’une fatalité abstraite comme chez Carné, mais d’une malveillance quotidienne, diffuse, dispersée au gré des regards d’autrui. Toujours, leur intégrité première est niée par une société qui leur impose une identité factice: c’est déjà le drame de "Poil de Carotte", privé de son nom même et réduit à une caricature d’enfant martyr ; et cette angoisse de la dépossession de soi-même ira s’accentuant, à mesure que le contexte politique s’assombrit: elle trouve sa figure emblématique en la personne du Gabin de "la Bandera" et de "Pépé le Moko" (1937), exilé d’un Paris perdu, condamné à errer dans un labyrinthe où chaque espoir recèle une menace, où chaque visage peut être celui d’un traître.»(2)

Noël Herpe poursuit: «Chez le Duvivier de l’entre-deux-guerres, cette peur de l’autre se nourrit d’un désespoir historique grandissant: l’illustration la plus cruelle et la plus paradoxale en est "la Belle équipe" (photo), qui sous prétexte d’épouser la dynamique du Front Populaire, en dégage d’autant mieux les germes de mort. Là où une communauté veut se réunir, le cinéaste ne cesse de désamorcer cet idéal; d’abord discrètement, puis par des coups de théâtre de plus en plus violents. La guinguette construite par les ouvriers n’apparaît bientôt que comme une arche de Noé menacée par le déluge – et surtout par la femme, incarnation privilégiée de la duplicité (même si, comme on sait, le producteur assura le succès du film par la greffe d’un épilogue positif). Duvivier a beau accompagner tous les mirages de son temps, ce n’est jamais que pour les conjuguer à un passé sans retour.»(2)

Avec "Pépé le Moko", Duvivier offre à Gabin un nouveau rôle de figure populaire et romantique au destin tragique, avant de s’exiler aux Etats-Unis, où il adapte le film sous le titre "The Imposter" (L'imposteur), toujours avec Gabin. De retour en Europe, il met en scène "Anna Karénine" (1948) en Angleterre, avec Vivien Leigh. Signant des productions grand public ("Le petit monde de don Camillo" en 1952, "Le retour de don Camillo" en 1953), et des films plus personnels, il s’attache à mener «une réflexion sur la fiction, à travers de purs exercices de style comme "la Fête à Henriette" (1952)»(2), note Noël Herpe. Coécrit avec Henri Jeanson, "la Fête à Henriette" exhibe les versions alternatives d’un même événement par deux scénaristes aux inspirations divergentes. Noël Herpe signale également «deux chefs-d’œuvre de réalisme plus du tout poétique: ce sera "Panique" (1947), nouvelle mise à mort de l’individu par la communauté ; ce sera "Voici le temps des assassins" (1956), constat ultime d’une paranoïa face aux femmes et aux générations montantes, “crépuscule des vieux” du naturalisme.»(2)

À la fin de sa vie, il enchaîne les tournages, avec plus ou moins de succès: adaptations littéraires ("Pot-Bouille" en 1957, "la Femme et le Pantin" en 1958, "Marie-Octobre" en 1959, "la Grande Vie" et "Boulevard" en 1960), ou films policiers ("la Chambre ardente" en 1962, "Chair de poule" en 1963, "Diaboliquement vôtre" en 1967).

Jérôme Gac


(1) "Julien Duvivier: 50 ans de cinéma" (Bazaar & C°, 2010)
(2) L’ADRC


Rétrospective, jusqu’au 11 mai, exposition, jusqu’au 2 juin, du mardi au dimanche, à la Cinémathèque de Toulouse
, 69, rue du Taur, Toulouse. Tél. 05 62 30 30 10.

dimanche 17 mars 2024

Un homme d’extérieur




 











Le cinéaste américain Anthony Mann fait l’objet d’une rétrospective à la Cinémathèque française.
 

«Il y a beaucoup à apprendre ou à réapprendre chez Mann, sur les rapports entre le découpage et la morale, entre le cadre et sa signification, entre un paysage et le sentiment d’un personnage. Sur la manière de filmer avec clarté une action, de trouver le centre d’une séquence, de lui donner une épine dorsale grâce à la mise en scène», notent Jean-Pierre Coursodon et Bertrand Tavernier dans "50 ans de cinéma américain".(1) 

La Cinémathèque française nous donne l’occasion de le constater, le temps d’une rétrospective printanière constituée de 35 films du cinéaste américain. Réalisateur de séries B dans les années quarante, Anthony Mann obtient son premier succès commercial avec "la Brigade du suicide" (1947). Il est alors remarqué pour ses films noirs «nerveux, avec un goût à la fois pour les relations psychologiques ambiguës ou complexes et aussi pour un traitement de l’image, de la composition du cadre et de l’éclairage»(2), précise Jean-François Rauger, directeur de la programmation de la Cinémathèque française. Il fait fréquemment équipe avec le grand chef opérateur John Alton, comme dans "Incident de frontière" (1949), où la caméra inscrit les décors naturels dans une véritable écriture dramaturgique, style que l’on retrouvera dans les westerns qu’il tournera ensuite.
 

La première période du cinéaste, «très sous-estimée en France, consiste essentiellement en thrillers nocturnes, tendus, obsessionnels, les meilleurs étant admirablement photographiés par John Alton, dont l’utilisation des ombres, des sources lumineuses, de la profondeur de champ (il n’éclaire souvent que le premier plan et un élément tout au fond de l’arrière-plan), de la lumière directionelle prend au pied de la lettre la notion de film noir. Alton pensait faire une photographie réaliste ; pourtant, la réalité est totalement interprétée, restructurée, recréée. La texture de l’image, le rythme des plans cristallisent une atmosphère paranoïaque, un sentiment de menace perpétuelle, une inquiétude viscérale, compressent ou dilatent le temps et l’espace».(1)

Pour Jean-François Rauger, «les films noirs d’Anthony Mann sont tendus entre deux exigences a priori contradictoires, la fabrication d’un univers plastique et dynamique autonome à la limite de l’abstraction et au service d’une restitution brute d’un sentiment de la violence, une résurgence du romantisme gothique ("Strange Impersonation" en 1946 en est un exemple), une voie documentaire, non moins abstraite au bout du compte, dédiée à la recherche de la reproduction objective de mécanismes précis, en l’occurrence ceux de la loi».(2)
 

Son sens de la tragédie s'épanouit ensuite dans le western: «Je crois que le western est le genre le plus populaire et il donne plus de libertés que les autres pour mettre en scène des passions et des actions violentes [...] et puis, il libère tout ce que les personnages ont au fond d'eux-mêmes»(3), déclare Anthony Mann en 1968. En cinq ans seulement, il tourne avec James Stewart (photo) cinq westerns, considérés par Coursodon et Tavernier «comme ce que le genre a donné de plus parfait et de plus pur»(1): "Winchester ’73" (1950), "Les Affameurs" (1952), "L’Appât" (1953), "Je suis un aventurier" (1954), "L’Homme de la plaine" (1955).
 

Pour Émile Breton, «les cinq films avec James Stewart sont donc au cœur de cette période où un homme sait comment se servir des studios pour faire passer ce qu’il a à dire à propos de l’être humain. Son propos acquiert ici une force particulière du fait que, si le héros du film n’est jamais bien évidemment le même, ne porte pas le même nom, il a pourtant le même visage, celui d’un acteur connu. Comme un archétype. Et le même parcours : c’est un homme au lourd passé de délinquance qui veut changer de vie. Vision christique qui va bien à la douloureuse raideur de Stewart, souvent mutilé dans sa chair (une main trouée au revolver dans l’Homme de la plaine, ce n’est pas rien, quand même). Mais vision aussi d’un passé mythique, pastoral, et ici intervient la beauté inviolée de paysages américains redécouverts par le western de ces années-là : mère nature opposée aux mesquineries de la “civilisation”.»(4)
 

Ces westerns s’inscrivent dans une écriture de style classique par leur respect des formes, leur art sobre et mesuré, leur référence à un âge idyllique, leur intérêt pour des caractères nobles et humains. «Classique, il l’est par la rigueur linéaire de ses intrigues, la clarté et la simplicité fonctionnelle de sa mise en scène, son refus du pittoresque, du baroque, de l’insolite. Ses personnages ne sont pas des héros légendaires: ni justiciers ni brigands bien aimés, ils ne songent qu’à faire leur travail. Au bout de l’aventure, qui les prend comme par surprise, il y a des rêves simples et quotidiens. Ils vivent comme des hommes, à égale et juste distance des héros traditionnels, qui n’existaient que par l’action, et de leurs remplaçants modernes, empêtrés dans des problèmes moraux, voire sentimentaux. Mann, homme d’extérieur, sait admirablement les placer et les diriger dans des paysages qui ne sont jamais simple toile de fond, mais participent à l’action, la topographie jouant un grand rôle dans ses films, et la mise en scène se plaisant à insister sur les rapports, tous pratiques, mais parfois aussi affectifs, entre l’homme et la nature. Un film de Mann progresse au rythme de la vie, lentement, avec des accélérations soudaines, explosions de violence rapides, concises et extrêmement efficaces»(1), constatent Coursodon et Tavernier.
 

Mais ce tableau classique est loin d’être idyllique: il est malmené par la complexité des individualités soumises à des vices et à des passions contradictoires. Comme le souligne Jean-François Rauger, «si l’on s’écarte de cette si peu productive classification en genres cinématographiques, on trouvera dans l’œuvre du réalisateur une constante dans la volonté de filmer une brutalité à la fois concrète et plastique. Bouches tordues, mains crispées, joue transpercée par un éperon, corps crucifié par la douleur, le gros plan sur la souffrance ou l’effort soumet le spectateur à une expérience intense. Tout s’y affirme et s’impose dans cette conscience retrouvée, créée, de la consistance de la matière et de sa capacité à résister à l’obsession monomaniaque des héros. La figure du triangle détermine obscurément les situations dramatiques. On peut l’observer depuis les premiers titres (la rivalité des deux femmes dans "Strange Impersonation", l’hésitation du personnage de Rosy entre le tueur incarné par John Ireland et le flic dans "Railroaded!" s’envisage dans "Marché de brutes" comme un ménage à trois entre l’évadé de prison, sa femme et son avocate amoureuse de lui). Cette figure s’intensifie et se développe dans les westerns (les trios James Stewart / Janet Leigh / Robert Ryan dans "l’Appât", James Stewart / Corinne Calvet / Ruth Roman dans "Je suis un aventurier", Victor Mature / Anne Bancroft / Robert Preston dans "la Charge des Tuniques bleues", pour ne citer que ceux-là). Sa dimension métaphorique (schématiquement, le choix entre le bien et le mal) s’écarte devant l’enjeu véritable qu’elle contient (mettre à nu l’impuissance du héros face à la complexité du monde et à l’impossibilité d’en démêler les fils par la seule action). Car c’est cela sans doute la véritable et splendide singularité du cinéma d’Anthony Mann, cette conception de l’action qui rompt peut-être avec une tradition qui n’allait pas tarder à être balayée. L’agir du héros y est déterminé par quelque chose qui lui échappe (ou qu’il fait mine d’ignorer), un rapport névrotique à l’argent ou au père comme dans "The Furies". (…) Dominés par leur paranoïa et leur masochisme, les personnages des films d’Anthony Mann semblent ne jamais pouvoir accorder leurs actes et leur volonté».(2)
 

Anthony Mann signe également en 1957 un excellent film de guerre, "Cote 465", avant de se délocaliser en Europe au début des années soixante, où il tourne de gigantesques superproductions: "le Cid" en 1961, avec Charlton Heston, puis "la Chute de l’Empire romain" en 1964. Il meurt en 1967, sur le tournage de "Maldonne pour un espion".
 

Jérôme Gac
photo © "L’Homme de la plaine"


 

(1) "50 ans de cinéma américain", Nathan (1995)
(2) lacinematheque.fr
(3) Positif
(4) L’Humanité (03/08/2005)
 

Du 20 mars au 14 avril, à la Cinémathèque française, 51, rue de Bercy, Paris.