jeudi 29 juin 2023

L’art du dédoublement




Le Festival La Rochelle Cinéma présente une rétrospective des films de Sacha Guitry.

Les images de son premier film sont un incontournable de toute exposition présentant des œuvres d’Auguste Rodin, Claude Monet, Auguste Renoir ou Edgar Degas: Sacha Guitry les a filmés au travail dans "Ceux de chez nous", documentaire où se côtoient les plus grands artistes des années 1910. En homme de théâtre, Sacha Guitry déclare alors: «Parmi les ennemis de l'art dramatique, le plus dangereux, peut-être, est à mon sens le cinématographe». Ce n’est que vingt plus tard qu’il se décide à réaliser et jouer lui-même dans les adaptations qu’il signe de ses pièces pour le grand écran. "Pasteur" inaugure la liste en 1935, en hommage à son père, Lucien Guitry, qui avait joué dans la pièce retraçant des épisodes de la vie du célèbre scientifique. Il enchaîne aussitôt avec une série de comédies légères: "Le Nouveau Testament" (1936), "Mon père avait raison" (1936), "Faisons un rêve" (1936), "Désiré" (1937), "Quadrille" (1938), etc. Des films affublés de pétillantes intrigues habilement ficelées et dotés de dialogues exquis portés par des acteurs dirigés à la perfection.

Au cours de cette période, il filme également deux pépites à partir de scénarios originaux, "Bonne chance" (1935) et "Ils étaient neuf célibataires" (1939), et adapte un roman dont il est l’auteur, "le Roman d'un tricheur" (1936), montrant ainsi qu’il est un grand cinéaste et non un simple maître du «théâtre filmé», comme on le qualifia trop longtemps. Il fait notamment preuve d’une ingénieuse inventivité dans "le Roman d'un tricheur", œuvre sans dialogue portée par la voix off d’un héros totalement amoral. L’immoralité se faufile au fil des années dans l’œuvre de Guitry, qui trouve parfois l’inspiration en fréquentant les personnages aux ambitions peu recommandable: "La Poison" (1951) décrit comment assassiner sans risque son épouse, "la Vie d’un honnête homme" (1953) est l’histoire d’une usurpation d’identité, "Assassins et voleurs" (1956) est la rencontre d’un assassin avec celui qui a été condamné à sa place, etc.

Avec 124 pièces, 36 films et une multitudes d’écrits à son actif, Sacha Guitry pratique par ailleurs le journalisme et la caricature, s’essaye à la publicité, fréquente régulièrement les studios de la radio, puis de la télévision. Son sens éblouissant du récit fait merveille dans une série de films historiques où sa voix, souvent présente dès le générique, guide le spectateur dans les couloirs fantaisistes de l’Histoire. En 1938, "Remontons les Champs-Élysées" raconte les transformations de la célèbre avenue parisienne à travers les siècles, "le Destin fabuleux de Désirée Clary" (1941) est ensuite pour lui l’occasion de jouer Napoléon Ier, puis il se glisse dans la peau de Talleyrand dans le magnifique "Diable boiteux" (1948), avant de se lancer dans ses trois productions les plus spectaculaires: "Si Versailles m’était conté…" (1953), "Napoléon", "Si Paris nous était conté" (1955).

Le théâtre et ceux qui le fabriquent est aussi pour lui un sujet en or: il relate la vie de la célèbre cantatrice dans "la Malibran" (1943), s’attache à la personnalité du célèbre mime dans "Deburau" (1951), et à celle de Lucien Guitry dans "le Comédien" (1948). Le plaisir du jeu irradie les œuvres de Sacha Guitry, et "le Comédien" (photo) est exemplaire à cet égard, puisqu’il y interprète, parfois dans la même scène, le rôle de son père ainsi que son propre rôle !

En bon auteur de comédie, Sacha Guitry excelle à brouiller les pistes et les identités de ses personnages: "Toâ" (1949) est le portrait d’un auteur enchaînant les succès avec des pièces qu’il interprète lui-même, et dans lesquelles il transpose sa vie privée et ses aventures amoureuses ; dans "la Vie d’un honnête homme" (1953), il offre deux rôles à Michel Simon, ceux de jumeaux dont l’un tentera de se faire passer pour l’autre à la mort de son frère ; "Les Trois font la paire" (1957) met en scène deux jumeaux s’accusant chacun du même crime commis par leur sosie… Coréalisé avec Clément Duhour, ce film sera son dernier. Sacha Guitry meurt à Paris, en juillet 1957.

Le Festival La Rochelle Cinéma invite à se replonger dans cette filmographie, le temps d’une rétrospective estivale de treize films, de "Ceux de chez nous" à "la Vie d’un honnête homme", qui permettra de rendre compte de sa modernité, de son goût de la mise en scène, de son art du texte et de sa fascination pour les actrices et les acteurs. Chaque jour, la projection d’un film emblématique est suivie d’une conférence donnée par un spécialiste: Nicolas Pariser, Axelle Ropert, Charline Bourgeois-Taquet, Noël Herpe, Charles Tesson, Raphaëlle Moine, Raphaëlle Pireyre et Sébastien Ronceray.

Jérôme Gac
"Le Comédien" © La Cinémathèque française


Festival La Rochelle Cinéma, du 30 juin au 9 juillet. 


mercredi 28 juin 2023

The actress



Une rétrospective dédiée à l’actrice Bette Davis est à l’affiche du Festival La Rochelle Cinéma.

Née en 1908, Bette Davis débute à Broadway en 1929, avant de tourner son premier film à Hollywood, en 1931. Son jeu d’une variété dramatique inédite, l’audace de ses choix de rôles et son pouvoir au sein de l’industrie font d’elle une figure sans précédent parmi les actrices hollywoodiennes de l’époque. Son dernier film sort en 1989, achevant une carrière d’une longévité exceptionnelle. Pour sa 51ème édition, le Festival La Rochelle Cinéma présente une rétrospective de neuf films de la star, de "l’Intruse" (1935) à "l'Argent de la vieille" (1972). Repérée à Broadway par le studio Universal, Bette Davis a pourtant du mal à s’imposer à ses débuts, en raison d’un physique trop peu glamour pour le grand écran. Accueillie à la RKO, c’est finalement à la Warner Bros qu’elle se forgera une nouvelle personnalité au début des années trente, où elle est l'objet des attentions maniaques des coiffeurs et costumiers du studio.

Michael Curtiz comprend alors ce que le jeu de Bette Davis a de singulier: il lui offre dans "Ombres vers le sud" ("Cabin in the Cotton", 1932) un personnage à sa mesure qui annonce les interprétations sulfureuses qu'elle donnera par la suite. Elle tournera cinq autres films avec le cinéaste au cours de la décennie: "Vingt mille ans sous les verrous" ("20 000 Years in Sing Sing", 1933), "Jimmy the Gent" (1934), "Sixième édition" ("Front Page Woman", 1935), "Le Dernier combat" ("Kid Galahad", 1937), "la Vie privée d’Élisabeth d’Angleterre" ("The Private Lives of Elizabeth and Essex", 1939). Entre temps, faute de rôles à son goût, elle aura quitté Hollywood pour Londres, d'où elle a intenté un procès contre la Warner. Elle le perd et retourne à Hollywood. Une fois les producteurs convaincus de son talent, elle devient la star du studio.

Jean-François Rauger écrit: «Son jeu est d’une précision technique époustouflante. Un infinitésimal mouvement de ses grands yeux, de la bouche, des bras, ajouté au placement toujours sûr de sa voix, peut traduire une violence intense. Le maximum d’émotion est obtenu avec le minimum d’action. Le mélange de coquetterie et de cruauté féminine qui s’affirme dans ses personnages est rarement dénué d’une ambivalence, que les trois films qu’elle fait avec William Wyler, "l’Insoumise" ("Jezebel", 1938), "la Lettre" (1940), "la Vipère" ("Little Foxes", 1941) portent à un haut degré de précision et de perfection.»(1)

En fin de contrat, elle quitte la Warner en 1949, après avoir tourné "la Garce" ("Beyond the Forest") de King Vidor, film dans lequel elle livre une incroyable interprétation d’une femme mariée enceinte de son amant. Elle triomphe dans la foulée avec "Eve" ("All about Eve"), de Joseph L. Mankiewicz: le rôle de Margo Channing, star du théâtre tour à tour charmante et odieuse, est alors le sommet de sa carrière. Après "Milliardaire pour un jour" ("Pocketful of Miracles", 1961) de Frank Capra, elle partage l’affiche avec Joan Crawford dans "Qu’est-il arrivé à Baby Jane?" (photo), de Robert Aldrich. Monstres sacrés de l’époque, les deux stars interprètent dans ce huis clos hystérique deux sœurs actrices, la carrière de l’une ayant décliné lorsque la seconde a connu la gloire à Hollywood avant de perdre l’usage de ses jambes à la suite d’un accident mystérieux… Cherchant à relancer sa carrière, Joan Crawford avait alors insisté pour que Bette Davis soit sa partenaire. Les deux femmes n’avaient jamais travaillé ensemble, elles se haïssaient depuis près de trois décennies !

En 1935, Bette Davis était en effet tombée folle amoureuse de Franchot Tone, son partenaire dans "l’Intruse" ("Dangerous") – film d’Alfred E. Green pour lequel elle remporta l’Oscar de la meilleure actrice. Mais Franchot Tone épousera John Crawford qui lui avait fait des avances, et Bette Davis ne pardonnera jamais à sa rivale son attitude: «Elle l'a fait froidement, délibérément et sans pitié. (…) Elle a couché avec tous les mâles de la MGM – sauf Lassie», déclare-t-elle en 1987. Et si "Qu’est-il arrivé à Baby Jane ?" fut un très grand succès en 1962, John Crawford dut subir pendant le tournage les vacheries à répétition de sa partenaire toujours aussi remontée, au point qu’elle refusa de tourner de nouveau avec Bette Davis, deux ans plus tard, dans "Chut… chut, chère Charlotte", toujours réalisé par Aldrich. Les deux films du cinéaste inscrivent le corps d’une actrice vieillissante dans l’histoire d’un système qui touche à sa fin, celui de l’âge classique d’Hollywood.

Son dernier rôle marquant, en 1972, est celui d’une vieille milliardaire américaine dans "l'Argent de la vieille", de Luigi Comencini, où elle partage l’affiche avec Alberto Sordi, Silvana Mangano et Joseph Cotten. Au début des années soixante-dix, tout en poursuivant sa carrière, elle s’installe en France, à Neuilly-sur-Seine, où elle finira ses jours.

Jérôme Gac
"Qu’est-il arrivé à Baby Jane?" © La Cinémathèque française
 

(1) lacinematheque.fr

Festival La Rochelle Cinéma
, du 30 juin au 9 juillet.

 

Le rêve et la mélancolie


La Cinémathèque française met à l’affiche une rétrospective estivale dédiée à Vincente Minnelli, maître de la comédie musicale américaine, du mélodrame et de la comédie de mœurs.

Vincente Minnelli a réalisé près de quarante films en quatre décennies, de 1943 à 1976: des comédies musicales devenues des classiques, des comédies connues ("Le Père de la mariée", "La Femme modèle") et moins connues ("La Roulotte du plaisir", "Qu'est-ce que maman comprend à l'amour ?"), des mélodrames réputés ("Comme un torrent", "Celui par qui le scandale arrive") ou maudits ("Les Quatre Cavaliers de l'Apocalypse"). La rétrospective que consacre la Cinémathèque française au cinéaste américain cet été est l’occasion de replonger dans une filmographie luxuriante qui investit plusieurs genres, en faisant preuve du même talent de coloriste et en injectant une même tension entre la beauté du rêve et l'amère réalité.

Dans "50 ans de cinéma américain", Jean-Pierre Coursodon et Bertrand Tavernier écrivent: «Certains le trouvent superficiel, mais cette impression elle-même n’est que superficielle. Pour peu qu’on interroge son œuvre, on y sent partout une âme inquiète, une sensibilité très vive qui se manifeste sous le masque de l’élégance, du raffinement esthétique, de la rêverie mélancolique. […] Minnelli fait des comédies mélancoliques et des drames toniques. Ce décalage en matière et manière est générateur d’une atmosphère assez spéciale, qui imprégnait déjà les premiers musicals par lesquels il rénova entièrement le genre, bien avant Kelly et Donen, réalisateurs dont il diffère d’ailleurs totalement. Leurs films sont modernes, réalistes et gais. Minnelli, lui, a le goût du passé, de l’exotisme, de l’irréalisme, voire du fantastique ("Brigadoon", où la civilisation contemporaine est présentée comme un enfer que le héros fuira dans le rêve). Trois seulement de ses musicals ont un sujet moderne, et l’un d’eux ("Un Américain à Paris") réintroduit le passé par le biais de le peinture impressionniste dans le ballet final. […] En chantant et en dansant, Minnelli nous a emmenés un peu partout, sauf ici et maintenant…».(1)

Enfant de la balle, Vincente Minnelli dessine des costumes de scène, avant de devenir décorateur à New York, au Paramount Theatre, puis directeur artistique du Radio City Music Hall à partir de 1933. Il signe ensuite la mise en scène de nombreux spectacles musicaux à Broadway. Repéré par Arthur Freed, producteur à la Metro-Goldwyn-Mayer (MGM), il est engagé en 1942 pour renouveler le genre de la comédie musicale à laquelle il va apporter une stylisation sophistiquée. "Cabin in the sky" (1943) est sa première œuvre cinématographique, une fable musicale interprétée par des Noirs, où apparaissent Louis Armstrong et Duke Ellington. Son style se manifeste déjà par de longs mouvements de grue, l’utilisation du décor à des fins dramatiques, des éclairages mettant en valeur le raffinement des costumes et des détails d'ameublement, la recherche d'une harmonie entre les mouvements de la caméra et des acteurs, et la représentation d’un monde aux apparences imaginaires.

L’année suivante, "le Chant du Missouri" (Meet me in St. Louis) est son premier chef-d'œuvre, une chronique enchantée de l'Amérique du début du siècle. Minnelli prend alors soin de donner une grande importance aux numéros musicaux qui se fondent dans l'histoire. Il réalise ensuite de nombreuses comédies musicales, créant à chaque fois un univers coloré et riche de nuances, un monde clos où tout est rêve, beauté et harmonie, avec notamment Judy Garland, Gene Kelly, Fred Astaire, Cyd Charisse, Leslie Caron, etc. Après "Yolanda et le voleur" (1945), "Ziegfeld Follies" (1946) et "Le pirate" (1948), l'Écosse romantique de "Brigadoon" (1954) et l'Orient légendaire de "Kismet" (1955) deviennent les décors de véritables paradis où l'artifice est roi.

On lui doit aussi deux chefs-d’œuvre du genre: "Un Américain à Paris" (1951) dont le merveilleux ballet final organise la rencontre de la musique, de la danse et de la peinture ; "Tous en scène" ("The Band Wagon", 1953), dont les chorégraphies sont conçues par Michael Kidd et Fred Astaire. Vincente Minnelli est aussi l'auteur de mélodrames maîtrisés: "Lame de fond" ("Undercurrent", 1946), "Les ensorcelés" ("The Bad and the Beautiful", 1952), "La Toile d’araignée" ("The Cobweb", 1955) ou encore "Quinze jours ailleurs" ("Two Weeks in Another Town", 1962). Il atteint les sommets du mélodrame avec des œuvres d'une violence désespérée que sont "Comme un torrent" ("Some came running") en 1958 ou "Celui par qui le scandale arrive" ("Home from the Hill") deux ans plus tard, et avec des fresques historiques comme "les Quatre Cavaliers de l'Apocalypse" (1962).

Il ne rencontre pas l’adhésion du public avec "Madame Bovary" (1949), adaptation du roman de Gustave Flaubert. En 1955, il dirige Kirk Douglas dans "la Vie passionnée de Vincent Van Gogh" ("Lust for life", 1955), nouvelle réflexion sur la place de l’artiste qui demeure l’une de ses obsessions. Ses incursions dans la comédie de mœurs sont aussi mélancoliques qu’irrésistibles, comme en témoignent "la Femme modèle" (photo) en 1957, avec Lauren Bacall et Gregory Peck formant un couple aux personnalités mal assorties, et "Qu'est-ce que maman comprend à l'amour ?" ("The Reluctant Debutante") l’année suivante, où une jeune fille amoureuse d’un artiste à la réputation sulfureuse doit faire face à sa belle-mère soucieuse des conventions.

Dernier des grands réalisateurs «sous contrat», Minnelli quitte la MGM en 1963. Ses ultimes films sont des échecs commerciaux, même si son savoir-faire demeure intact: "Au revoir, Charlie" ("Goodbye Charlie", 1964), avec Tony Curtis et Debbie Reynolds ; "Le Chevalier des sables" ("The Sandpiper", 1965), avec Elizabeth Taylor et Richard Burton ; "Melinda" ("On a clear day you can see forever", 1970), avec Barbra Streisand et Yves Montand ; "Mina" ("A Matter of Time", 1976), d'après le roman "La Volupté d'être" de Maurice Druon, avec Ingrid Bergman, Liza Minnelli et Charles Boyer.

Le cinéma de Vincente Minnelli est peuplé de personnages étourdis et rêveurs. Évoluant dans une réalité inappropriée ou trop contraignante, leur posture s’avère décalée dans un quotidien trop étriqué pour eux. Le critique Philippe Azoury écrit à ce propos: «Le corps minnellien zigzague à l'intérieur d'un monde étouffé sous les conventions dont les personnages ne peuvent se sauver que par un surcroît physique. Il faut revoir à la suite George Peppard supportant de voir sa vie brisée par la réputation de coureur de jupons de son père (Mitchum) dans "Celui par qui le scandale arrive", le Sinatra de "Comme un torrent" devant se terrer dans la petite ville dont son frère est le maire pour ne pas entacher sa réputation, le Richard Burton du "Chevalier des sables" foutre sa vie en l'air pour avoir aimé une Liz Taylor peintre, et enfin le John Kerr de "Thé et sympathie" (1956) supporter les quolibets d'élèves supposés virils moquant sa sensibilité, pour comprendre que, loin de sa réputation d'homme de spectacles et de prestidigitateur, Minnelli n'aura de cesse tout au long de sa filmographie de revenir sur les lieux d'une Amérique-chappe de plomb, coulée dans les cancans, les convenances, refusant les différences».(2)

Jérôme Gac


(1) Nathan (1995)
(2) Libération (05/01/2005)

Du 28 juin au 30 juillet, à la Cinémathèque française
, 51, rue du Bercy, Paris.