mardi 17 décembre 2019

Le spectateur aux trousses





















De "The Pleasure Garden" au "Rideau déchiré" en passant pas les fictions pour la télévision, une rétrospective des films d'Alfred Hitchcock est à l’affiche de la Cinémathèque française.
 

Avec une carrière s’étirant sur près de 60 ans et plus de 60 films, Alfred Hitchcock fut l’une des figures majeures du XXe siècle. Ses films ont propulsé l’art cinématographique dans une dimension nouvelle, grâce à la mise en scène comme au soin apporté à la manière de raconter une histoire. Extraordinaire artisan du cinéma, depuis le muet, il ne cessa jamais d’en repousser les frontières. «Si Hitchcock réussit si bien aujourd'hui son retour posthume, n'est-ce pas parce qu'il est, au sens fort, un cinéaste expérimental, à mi-chemin entre le cinéma muet (l'art du mime) et la télévision (et son babil) ? Le maître de tous ceux qui préfèrent explorer leur outil que délivrer un message ?»(1), écrivait le critique Serge Daney, en 1984. La Cinémathèque française consacre aujourd’hui une rétrospective au cinéaste britannique, qui outre les chefs-d’œuvre de la période américaine comprend à la fois ses films muets et ceux tournés pour la télévision entre 1955 et 1962 – la plupart dans le cadre des séries qu'il produisait, "Alfred Hitchcock présente" et "The Alfred Hitchcock Hour"

Hitchcock débute sa carrière dans l'Angleterre des années vingt, en signant notamment l'adaptation à l'écran de l'histoire de Jack l'éventreur ("The Lodger"), et "The Ring", une comédie dramatique opposant deux boxeurs se disputant la même femme - ce film a été retrouvé aux Puces de Toulouse, en 1952 par Raymond Borde : le fondateur de la Cinémathèque de Toulouse débutait alors une collection comptant aujourd'hui plus de 40 000 copies. Suivront "Chantage", thriller tourné simultanément en muet et parlant, puis "l'Homme qui en savait trop", premier d'une série de films d'espionnage - dont il signera une seconde version à Hollywood en 1956. C'est en 1940 qu'il entame sa période américaine avec le crypto lesbien "Rebecca", qui remporte l'Oscar du meilleur film.
 

La suite est une succession de chefs-d'œuvre où les femmes sont portraiturées avec une acuité redoutable sous les traits des stars de son époque : Tippi Hedren, Ingrid Bergman, Grace Kelly, Kim Novak. Il est le cinéaste de l'introspection féminine, celui qui dévoile leurs tourments sexuels, ou bien leur frigidité dans "Pas de printemps pour Marnie". Hitchcock, c'est aussi une mécanique parfaitement huilée au service de l'intrigue. Maître du suspense, il n’a cessé de renouveler son art et d’en faire le terrain d’expérimentations audacieuses : l’unique (en apparence) plan-séquence se déroulant sur toute la durée de "la Corde", les soixante-dix-huit plans pour les quarante-cinq secondes de la scène de la douche dans "Psychose", le surréalisme de Salvador Dalí dans "la Maison du docteur Edwardes", etc.

Dans sa biographie du cinéaste, Patrick McGilligan écrit, à propos de la célèbre poursuite du héros par un avion volant au ras du sol dans "la Mort aux trousses" (1959): «La personnalité de Cary Grant est essentielle pour la séquence, mais l’effet général est entièrement une création d’Hitchcock : un mélange magistral de transparences et découvertes, de paysages vrais et faux, d’acteurs et de doublures. En extérieurs, l’avion volait en piqué vers Hitchcock, et la vedette du film courait pour le réalisateur – mais jamais dans le même plan. Et quand Grant se couche sur le sol – de toute sa longueur, ce qui ajoute à la beauté du plan –, c’est devant une transparence. Le tout fut assemblé en un montage exemplaire qui sera étudié et apprécié aussi longtemps que le cinéma existera. La séquence est une parfaite histoire courte hitchcockienne : presque aucun dialogue, seulement des bruits naturels, et aucune musique. Une des plus grandes illusions créées par Hitchcock, elle n’aurait pu être réalisée sans les longs préparatifs et le labeur acharné qui caractérisèrent toute la saga de "la Mort aux trousses".»(2)

Patrick McGilligan raconte comment le cinéaste réussit à tourner une scène de baiser interminable dans "les Enchaînés" (1946), déjouant ainsi «les directives du Code Hays interdisant les baisers excessifs, les étreintes lascives, les postures et gestes suggestifs. Officieusement, les baisers à l’écran étaient limités à quelques secondes, mais dans cette scène des "Enchaînés", Cary Grant et Ingrid Bergman s’embrasseraient passionnément pendant beaucoup plus longtemps. Interrompus par la sonnerie du téléphone, ils resteraient étroitement enlacés en rentrant dans l’appartement pour y répondre. Quelques phrases du scénario furent modifiées pour satisfaire les censeurs, mais c’est la mise en scène et le travail de caméra qui se moquaient de ce code. Selon Bergman, les deux vedettes se sentaient mal à l’aise pendant le tournage de cette scène. Hitchcock la rassura : “Ne vous en faites pas, sur l’écran, ça sera très bien.” C’était si bien que les censeurs acceptèrent la scène. “Nous n’arrêtions pas de bouger et de parler, de sorte que les baisers étaient constamment interrompues”, explique Bergman. Pendant les années quarante, Hitchcock eut rarement la possibilité d’obtenir la distribution dont il avait rêvé, mais "les Enchaînés" est une splendide exception. Ingrid Bergman était devenue une amie intime du réalisateur, sa complice dans leur conspiration contre David O. Selznick et Hollywood. Bergman était lasse de jouer les saintes, et ici, elle avait l’occasion d’interpréter une soûlarde pleine de remord qui accepte de coucher avec le Diable pour apaiser sa conscience.»(2)

Infatigable provocateur, il testait directement auprès du public une inspiration personnelle dominée par la violence, le sexe, la culpabilité. Son sens inouï de la manipulation du spectateur atteint des sommets de virtuosité dans le regard du héros de "Fenêtre sur cour" (James Stewart) épiant de son appartement sa voisine: à l'image du personnage incarné par James Stewart, chaque spectateur du cinéma d'Hitchcock projette dans sa tête le film qu'il a envie de voir ! Pour Bernard Benoliel et Jean-François Rauger, programmateurs à la Cinémathèque française, si Hitchcock «a inventé une machine à effrayer, c'est parce qu'il est avant tout un artiste ayant vécu, décrit, critiqué, analysé le XXe siècle, perçu comme un âge de guerre et d'effroi. Le XXe siècle serait ainsi “hitchcockien”. Les totalitarismes ne constituent-ils pas la toile de fond de certains de ses films ("Sabotage", "Correspondant 17", "Cinquième colonne", "Les Enchaînés", "Le Rideau déchiré", etc.) qui renvoient l'image d'un monde uniquement structuré par la peur ? Face à cette menace, Hitchcock en a démasqué une autre, celle de la misère du sujet démocratique, de l'homme ordinaire confronté à ses misérables pulsions ("Fenêtre sur cour", "Psychose" et l'ensemble de son œuvre télévisuelle). L'œuvre d'Hitchcock est une implacable mise à nu de l'individu réduit à ses seuls besoins et appétits.»(3)
 

Jérôme Gac 
"Fenêtre sur cour" © Archives du 7e Art / AFP

(1) "Ciné journal" (Cahiers du cinéma, 1986)
(2) "Hitchcock: Une vie d'ombres et de lumière" (Actes Sud/Institut Lumière, 2018)
(3) cinematheque.fr


Jusqu’au 25 janvier, à la Cinémathèque française, 51, rue de Bercy, Paris (XIIe).

mardi 19 novembre 2019

L’homme-cinéma
















Une rétrospective des films de François Truffaut est à l’affiche de la Cinémathèque de Toulouse.
 

François Truffaut avait 22 ans lorsque parut en janvier 1954, dans les Cahiers du Cinéma, son pamphlet contre l’académisme d’une génération de réalisateurs bien installés qui se complaisaient dans le confort d’une «tradition de qualité française». Visant en particulier Jean Delannoy et Claude Autant-Lara, la missive intitulée «Une certaine tendance du cinéma français» fit grand bruit : elle annonçait avec fracas l’émergence imminente de ce qu’on appellera plus tard la Nouvelle Vague. Truffaut débute alors une fructueuse collaboration avec Arts Spectacles, un hebdomadaire assez marqué à droite, dans les colonnes duquel il signera plus de cinq cents articles en cinq ans. Aujourd’hui réunis dans un recueil, ces textes révèlent une plume directe et sans concession, une critique inédite dans la presse d'alors. «Pour la première fois, au lieu de dire “C'est bon! C'est mauvais!”, j'ai commencé à essayer d'imaginer comment ça aurait pu être bon ou pourquoi c'était mauvais», raconta Truffaut qui usa de cette tribune pour pilonner les institutions et les professions du cinéma (festivals, syndicats, production, etc.), fomenter des polémiques qui resteront célèbres (Delannoy, Autant-Lara, etc.), dresser le portrait de ses acteurs et réalisateurs de prédilection (Marilyn Monroe, James Dean, Alfred Hitchcock, Fritz Lang, Howard Hawks, Sacha Guitry, Max Ophuls, Jean Renoir, etc.) et défendre les aspirations d'une nouvelle génération (Agnès Varda, Jacques Rivette, Roger Vadim, Robert Bresson, etc.).

Au cours de l’été 1957, il réalise son court métrage "les Mistons" avec Bernadette Laffont, puis abandonne la critique l’année suivante pour se lancer dans l’écriture de son premier long. Égratigné par Truffaut dans les Cahiers lors de la parution de son "Panorama du film noir" coécrit avec Étienne Chaumeton, Raymond Borde (fondateur de la Cinémathèque de Toulouse) dira en 1960 au sujet de son détracteur: «C’était une sorte de Bazin méchant, c’est-à-dire qu’il avait les croyances et les limites d’un homme de droite, mais qu’il trempait sa plume dans le vinaigre, là où Bazin [ndr. le patron des Cahiers] ratiocinait. Ceux qu’il attaquait eurent la faiblesse de répondre et lui donnèrent de l’importance. Il ne cherchait rien d’autre : on parlait de lui.»(1)

 
Inspiré de ses jeunes années tourmentées, son premier long métrage triomphe en 1959 au Festival de Cannes : "les Quatre Cents Coups" y remporte le prix de la mise en scène. Mariée au cinéaste de 1957 à 1964, Madeleine Morgenstern assure, à propos de la veine biographique du cinéma de Truffaut : «François lui-même a beaucoup dit qu’il s’inspirait de son enfance et de sa jeunesse. Là où la grille de lecture biographique est la plus pertinente, c’est quand même pour "les Quatre Cents Coups". Le portrait des parents est fidèle à la réalité. La mère, je ne pense pas que c’était une méchante femme. Elle a beaucoup souffert d’être fille-mère dans une famille catholique très conservatrice. On l’a enfermée au Bon-Pasteur, et on a mis l’enfant en nourrice. C’est d’abord sa grand-mère maternelle qui a élevé François et lui donné le goût de la lecture. Ensuite, elle est morte.»


Madeleine Morgenstern poursuit : «Heureusement, la mère de son beau-père – Roland Truffaut a épousé la mère de François après sa naissance et l’a adopté – aimait beaucoup ce petit garçon et le prenait souvent chez elle. François est arrivé dans le petit appartement de sa mère et son beau-père, rue de Navarin, tardivement, après le mariage. Pour préserver l’illusion d’un enfant légitime, on trichait sur son âge en le faisant passer pour plus jeune qu’il n’était, mais il avait lu en cachette les livrets de famille et savait à quoi s’en tenir. Ce qui est sûr, et qu’on voit dans le film, c’est que son beau-père était plus attentif et plus gentil avec lui que sa mère. Elle, elle l’ignorait. François disait qu’elle ne l’a jamais appelé par son prénom. Tout ce qu’elle voulait, c’était qu’il reste sans bouger, donc il a beaucoup lu.»


Madeleine Morgenstern raconte que François Truffaut «reprochait à ses parents, par exemple de partir quarante-huit heures “faire du rocher” à Fontainebleau, de le laisser tout seul… et d’oublier de laisser de l’argent. Parfois, il en chipait dans le porte-monnaie de ses parents ou il gardait la monnaie quand on lui demandait d’acheter du pain. François n’avait jamais imaginé que son film puisse être sélectionné à Cannes. Et une fois à Cannes, le film a eu un retentissement incroyable. Là-dessus, les voisins ont commencé à bavarder : “Ah, mais on les connaît…”. Au point que les parents se sont sentis cloués au pilori. François leur a écrit une lettre pour dire qu’il était désolé de l’ampleur que ça prenait. Il a reçu une lettre rageuse en retour. Alors, il leur a écrit tout ce qu’il avait sur le cœur. Beaucoup plus tard, il m’a dit plusieurs fois : “Si je refaisais "les Quatre Cents Coups", je ferais un film beaucoup plus dur.”»


Selon Madeleine Morgenstern, «ce qui a été douloureux pour François Truffaut, c’est que ce sont ses parents qui sont allés demander au juge de le mettre dans un centre pour mineurs délinquants parce qu’il avait volé de l’argent pour son ciné-club. Il l’a ressenti comme une trahison. En général, les parents vous sauvent de ce genre de situations. Ce qui n’a pas amélioré sa situation, c’est qu’il s’est engagé pour l’Indochine – surtout parce qu’il avait beaucoup de dettes, et qu’il voulait toucher la prime – et qu’il n’a pas rejoint le contingent. Il a fait de la prison militaire, puis de la prison psychiatrique. Il en a beaucoup bavé. Il n’a jamais mis en scène tout ça, c’est resté dans le domaine intime. Évidemment, il a trouvé des gens qui l’ont vraiment pris en amitié, dont André Bazin qui a fait jouer toutes sortes de relations pour qu’il puisse sortir du centre des mineurs délinquants. Il a habité chez Janine et André pendant plus d’un an. Ils étaient ses parents d’élection. Malheureusement, André était très malade, il est mort au début du tournage des "Quatre Cents Coups". François en a été très affecté et lui a dédié son film.»(2)


"Les Quatre Cents Coups" est le premier d’une série de cinq films narrant les aventures chaotiques d’Antoine Doinel, le double du cinéaste incarné par Jean-Pierre Léaud dans "Antoine et Colette" (1962), "Baisers volés" (1968), "Domicile conjugal" (1970), "l’Amour en fuite" (1979). Biographe de Truffaut, Antoine de Baecque raconte que «début 1968, Truffaut sort de quelques années déprimantes. Depuis "Jules et Jim", en 1962, aucun de ses films ne l’a vraiment satisfait : "La Peau douce" a été un échec critique et commercial ; "Fahrenheit 451" une croix à porter ; "La mariée était en noir" ne l’a pas amusé ; la Nouvelle Vague s’est dispersée et Françoise Dorléac, la sœur aînée de Catherine Deneuve, la grande amie qui le faisait rire, vient de se tuer en voiture sur une route de la Côte d’Azur. Dans ce contexte morose, le réalisateur envisage un nouveau départ avec le personnage qu’il a inventé dans "les Quatre Cents Coups". Retrouver son alter ego, ce personnage aimé et déjà populaire incarné par Jean-Pierre Léaud, représente une bouffée d’oxygène, une promesse de succès et l’assurance que la vie peut redevenir plus légère.»(2)


Comme le confesse François Truffaut, «le cycle Doinel est arrivé de façon très accidentelle. "Les Quatre Cents Coups" ayant été accueilli au-delà de toute espérance, je n'avais pas envisagé d'en faire la suite pour ne pas avoir l'air d'exploiter un succès, probablement par réflexe puritain. Je pense que j'ai eu tort et je l'ai regretté, parce que j'ai ainsi laissé passer, sans la filmer, l'évolution physique de Léaud de treize à dix-neuf ans. Je suis un nostalgique, mon inspiration est constamment tournée vers le passé. Je n'ai pas d'antennes pour capter ce qui est moderne, je ne marche que par sensations ; c'est pourquoi mes films – et plus particulièrement "Baisers volés" – sont pleins de souvenirs et s'efforcent de ressusciter la jeunesse des spectateurs qui les regardent. Un dimanche matin, la télévision diffusait une scène extraite de "Baisers volés" montrant Jean-Pierre Léaud et Delphine Seyrig. Le lendemain, je suis entré dans un bistrot où je n'avais jamais mis les pieds et le patron me dit : “Tiens, je vous reconnais... Je vous ai vu hier à la télévision”. Or ce n'était évidemment pas moi qu'il avait vu à la télévision, mais Jean-Pierre Léaud jouant Antoine Doinel. Je raconte cette histoire car elle illustre assez bien l'ambiguïté (en même temps que l'ubiquité!) d'Antoine Doinel, ce personnage imaginaire qui se trouve être la synthèse de deux personnes réelles, Jean-Pierre Léaud et moi.»(3)


Antoine Doinel est bien sûr un grand cinéphile, comme Truffaut dont la filmographie est une savante déclaration d’amour à ses maîtres du passé. Véritable «homme-cinéma», le cinéaste interprète l’un des rôles principaux dans trois de ses films ("L’Enfant sauvage","La Chambre verte","La Nuit américaine"), et distribue très souvent ce rôle à des acteurs dont la silhouette banale s’approche de la sienne, celle d’un homme fin et pas très grand (Jean-Pierre Léaud dans le rôle de Doinel et dans "les Deux Anglaises et le Continent" et "la Nuit américaine", Charles Aznavour dans "Tirez sur le pianiste", Jean Desailly dans "la Peau douce", Charles Denner dans "l’Homme qui aimait les femmes", Jean-Louis Trintignant dans "Vivement dimanche", etc.). Également scénariste et producteur, il finit par occuper une place centrale au sein du cinéma hexagonal.


À l’annonce de sa disparition en 1984, Serge Daney rappelle dans Libération que «Truffaut fut un modèle d’organisation allant jusqu’à la manie et à la volonté de prévoir au maximum les grands effets des petites causes et vice-versa. Son intelligence de la situation du cinéma, la façon très pragmatique dont il s’appuie sur l’expérience des grands cinéastes du passé, la relative modestie de son projet esthétique lui donnent les moyens, dès son premier film, de se penser lui-même comme producteur. À l’époque, ce goût de l’indépendance ne fut pas perçu. Pourtant, c’est à ce goût que Truffaut (via sa maison de production les Films du Carrosse) devra de bâtir, comme un entrepreneur, une petite machine de production reliée au cinéma français, suffisamment personnelle pour lui permettre, de temps à autre, un film plus intime, donc plus risqué ("La Chambre verte", "La Femme d’à côté"). Autonomie relative, mais réelle.»(4)

 
L’ex-critique frondeur sera reconnu unanimement de son vivant, et bien au-delà de nos frontières, comme une figure tutélaire et emblématique du cinéma français. Récompensé par une pluie de César en 1980 pour "le Dernier métro", il fut alors parfois taxé d’académisme. Mais pour Frédéric Bonnaud, «Truffaut est un cinéaste classique (mais moins que Rohmer, qui en est la perfection), nourri d’un cinéma que son activité critique puis pédagogique a largement contribué à rendre “classique” et qu’il a décortiqué pour apprendre à l’appliquer. Il emploie une grammaire effectivement classique, qu’il maîtrise sur le bout des doigts, afin de pousser dans ses ultimes retranchements narratifs le classicisme cinématographique, et de déterminer jusqu’à quel point il est encore efficient, employé dans le traitement de sujets qui ne sont pas les siens, à peine des histoires. Cette attitude expérimentale sur un corpus déterminé est le contraire d’une démarche académique.»(5)


Coauteur avec Antoine de Baecque de la biographie de référence du cinéaste, Serge Toubiana prévient: «Dans ses vingt-et-un longs métrages, ce qui est frappant, ce sont les correspondances, les passages secrets, les clins d’œil plus ou moins visibles d’un film à l’autre. Et surtout, la cohérence d’ensemble. Truffaut était un homme à idées fixes. Et s’il y a des fuites, elles sont à l’intérieur même de l’œuvre. Ce qui est séduisant chez lui, c’est qu’il est un homme installé dans son travail et un autodidacte formidablement cultivé et obsédé par la transmission. Sa principale préoccupation a toujours été d’aller à l’essentiel et de prendre le spectateur par la main, en se concentrant sur le récit et les sentiments. La force de son cinéma était de s’adresser était de s’adresser intimement au spectateur comme s’il s’adressait à chacun d’entre nous. Ce passeur intelligent et généreux a aidé beaucoup de gens, de Claude Miller à Jean-François Stévenin… Il est mort très jeune et a laissé un vide : tout à coup un maillon essentiel a disparu et c’est tout l’édifice du cinéma français qui est devenu bancal.»(2)


Le cinéma de Truffaut a nourri de nombreux cinéastes à travers le monde. Parmi eux, certains ont construit la majeure partie de leur filmographie en compagnie d’un acteur, tel le Taïwanais Tsai Ming-liang qui a choisi Lee Kang-sheng pour interpréter le rôle principal de tous ses films – ce dernier allant même jusqu’à croiser Jean-Pierre Léaud lors d’un séjour parisien dans "Et là-bas, quelle heure est-il ?". Côté français, après avoir filmé inlassablement Louis Garrel dans plusieurs films, Christophe Honoré s’est choisi Vincent Lacoste pour double dans ses deux derniers opus. Quant à Arnaud Desplechin, grand passionné du cinéma de Truffaut, il a tourné la plupart de ses films avec Mathieu Amalric.


Jérôme Gac

photo : "Domicile conjugal"


(1) Premier Plan n°10 (juin 1960)
(2) Le Point (10/10/2014)
(3) cinematheque.fr
(4) Libération (22/10/1984)
(5) Les Inrockuptibles (27/06/2000)


Rétrospective, du 19 novembre au 23 décembre, à la Cinémathèque de Toulouse, 69, rue du Taur, Toulouse. Tél. 05 62 30 30 10.


Lire : "Chroniques d’“Arts Spectacles” (1954-1958)", François Truffaut (Gallimard, 2019)


dimanche 29 septembre 2019

Saison rebelle

















Un nouveau voyage autour de la planète cinématographique sur l’écran de La Cinémathèque de Toulouse.
 

Après «Les films qu’il faut avoir vus» en septembre, la saison de la Cinémathèque de Toulouse se poursuit avec un cycle dédié à «L’esprit républicain au cinéma, de la Retirada à nos jours» – dans le cadre du traditionnel partenariat avec le festival Cinespaña. Cet automne, la salle de la rue du Taur s’intéressera également aux adaptations à l’écran des œuvres d’Edgar Poe, puis au fantastique australien – en partenariat avec le Théâtre Garonne – et au cinéma situationniste qui fut un art insurgé essentiellement représenté par Guy Debord – dont on verra l’intégrale des films. Cet hiver, la thématique de l’«Autoportrait / Journal filmé» est annoncée, «Les nouveaux excentrés du cinéma français» (Quentin Dupieux, etc.) seront convoqués, et un cycle printanier permettra d’apprécier diverses représentations des sorcières, suivi d’une programmation consacrée à la rébellion (photo).

Plusieurs cinéastes seront à l’honneur, avec les rétrospectives des films de Jean-Daniel Pollet, François Truffaut, Dino Risi, Arthur Penn, Andreï Kontchalovski, John Cassavetes, Maria Ramos et Satoshi Kon. Et les actrices américaines Bette Davis et Joan Crawford feront l’objet d’une programmation croisée. Si la troisième édition du festival Histoires de Cinéma est annoncée à l’automne, avec cette année notamment le metteur en scène Aurélien Bory, l’équipe d’Extrême Cinéma prépare la vingt-et-unième édition du festival incorrect de la Cinémathèque de Toulouse. Enfin, l’essentiel de la saison des ciné-concerts réunit une programmation de films burlesques américains, et on annonce la création d’un nouveau rendez-vous dédié au jeune public pour trois jours d’ateliers, de séances accompagnées et de rencontres à l’approche des fêtes de fin d’année.


Dans le hall de la salle de la rue du Taur, cinq expositions réalisées à partir des collections de la Cinémathèque de Toulouse accueilleront le public au fil des mois, avec pour débuter Edgar Allan Poe et Georges Méliès, avant de terminer la saison en beauté avec les comédies musicales durant l’été.


Jérôme Gac

photo: "Easy Rider"


«Les films qu’il faut avoir vus», jusqu’au 2 octobre ;
«L’esprit républicain au cinéma, de la Retirada à nos jours», du 5 au 13 octobre ;
Rétrospective Arthur Penn, du 15 octobre au 6 novembre ;
«Edgar Poe, histoires extraordinaires», du 16 octobre au 5 novembre ;
festival Histoires de Cinéma, du 8 au 16 novembre ;
Cinéma situationniste, du 19 novembre au 23 décembre ;
«Fantastique australien : le cri de la nature», du 19 novembre au 7 décembre.


La Cinémathèque de Toulouse
, 69, rue du Taur, Toulouse. Tél. 05 62 30 30 10.


mercredi 11 septembre 2019

Groland Party













La huitième édition du Festival international du Film grolandais de Toulouse invite Jean Dujardin et célèbre les dictateurs.


Projections de courts et longs inédits, documentaires, rétrospectives, théâtre, performances, concerts, rencontres littéraires sont chaque année au menu du Festival international du Film grolandais de Toulouse. Pour cette nouvelle édition du Fifigrot, le huitième jury chargé de remettre l’Amphore d’or du film le plus grolandais pioché dans la compétition sera présidé par l’acteur Jean Dujardin. Il en sera d’ailleurs l’unique membre, ce qui devrait faciliter les délibérations finales pour départager les lauréats. Le public est lui aussi invité à décerner son prix parmi ces films «d’esprit grolandais», ainsi qu’un jury constitué d’étudiants. Plusieurs ouvrages concourent également pour le Gro Prix de littérature grolandaise. 


Cette année, le réalisateur bruxellois Fabrice Du Weltz montrera ses films – dont "Adoration", en avant-première – et sera présent pour une carte blanche, le temps d’une soirée à la Cinémathèque de Toulouse. On verra bien sûr quelques films de Jean Dujardin et ceux du réalisateur Sébastien Marnier, programmations couplées à une carte blanche pour chacun d’entre eux. Les réalisateurs suédois Johannes Nyholm et américain Craig Zahler auront aussi les honneurs d’une mini rétrospective. Un hommage sera rendu à Pierre Desproges à la Cave Poésie et à l’American Cosmograph ; le Goethe Institut projettera "Huit heures ne font pas un jour", une série télévisée de Fassbinder réalisée en 1972 ; Le Théâtre du Radeau sera célébré au Théâtre Garonne, etc.



Outre les traditionnelles sections Made in Ici, Gro l’art ou Gro Zical, plusieurs thématiques seront abordées: «le rien» avec notamment, en avant-première, "Ma nudité ne sert à rien" de Marina de Van ; «lucha libre», une sélection de films militants montrés en avant-première ; un programme «nazis dans le rétro» ; «les dictateurs fous» ; «éloge de l’éthylisme»... En écho à une exposition installée au musée des Abattoirs, une soirée à l’ABC sera dédiée au genre mondo, ces films d’exploitation à caractère violent ou sexuel qui ont fleuri dans les sixties jusqu’aux eighties. En préambule aux festivités, on se plongera à Mix'Art Myrys dans l’univers des mythiques Drive In des années cinquante, avec une sélection de courts-métrages, des pépites piochées dans chacune des thématiques de cette édition. Ce «Gro Before» se poursuivra avec un concert fleuve jusqu’au milieu de la nuit.


En ouverture des festivités, avant la projection du nouveau film d’Elia Suleiman, "It must be Heaven" (photo), une «grande marche grolando-milito-processionnaire» partira de la place du Capitole pour rejoindre le Gro Village. Le 20 septembre, le port Viguerie servira de cadre pour un spectacle de théâtre de rue, suivi de la projection en plein air du "Grand soir", de Benoit Delépine et Gustave Kervern. Le lendemain, si les gilets jaunes le veulent bien, la première ligne de bus grolandaise reliera la place Jeanne-d’Arc au cours Dillon, avec à son bord la fine fleur grolandaise et les musiciens de Houba, orchestre symphonique pour punks à chien qui ouvrira ensuite le très attendu Gro Concert du sadi.


Partenaire du festival, le Collectif Culture Bar Bars programme de son côté tout au long de la semaine des projections, des concerts et DJ set dans plusieurs bistrots : Le Taquin, Ô Bout du Pont, La Loupiote, Le Delicatessen, Le Moloko, L’Itinéraire Bis, L’Impro, L’Autruche, Le Petit London, Breughel L’Ancien. Installé dans la cour de l’Ensav, le Gro Village accueillera chaque soir moult animations grolandaises. Bienvenue au Groland !


Jérôme Gac


Fifigrot, du 16 au 22 septembre ;
Grovillage, à l’Ensav
, 56, rue du Taur, Toulouse.


«Gro Before», samedi 14 septembre, 19h30, à Mix'Art Myrys,
12, rue Ferdinand-Lassalle, Toulouse. Tél. 05 62 72 17 08.


samedi 1 juin 2019

Summer of Spike



















La Cinémathèque de Toulouse consacre une rétrospective de seize films à Spike Lee.
 

Seize films de Spike Lee sont au programme d’une rétrospective à l’affiche de la Cinémathèque de Toulouse, pour une immersion dans l’œuvre du premier cinéaste noir à avoir construit une carrière d’envergure aux États-Unis. Également scénariste, producteur, mais aussi acteur dans ses propres films, Spike Lee s’est installé durablement dans le paysage cinématographique mondial depuis le succès de "Nola Darling n'en fait qu'à sa tête", réalisé en 1986, après la fin de ses études à la Tisch School of the Arts de New York. D’une grande liberté de style et de ton, ce récit des amours libres d'une jeune Noire fait à la fois preuve d’humour et d’un sens aigu de la critique sociale. 

Serge Kaganski rappelle que c’est alors «la première fois qu’un cinéaste noir filme de l’intérieur les préoccupations de la jeunesse noire américaine. Le film crée un effet de surgissement, comme si d’un seul coup se dévoilait au regard du grand public international tout un pan de la société américaine jusque-là maintenu dans les marges de la représentation cinématographique. Spike Lee est tellement conscient de ce déficit historique de représentation qu’il n’aura de cesse de vouloir le compenser frénétiquement, de filmer avec l’obsession de “rattraper le retard”, notamment durant la première partie de sa carrière.»(1)

Depuis, avec une grande régularité, il enchaîne les tournages, alternant quasi systématiquement succès et échecs commerciaux. Créant parfois la polémique, ses films abordent le racisme intercommunautaire et la violence urbaine ("Do the Right Thing", 1989 ; "Chi-Raq", 2015), la musique jazz ("Mo’ Better Blues", 1990), le couple mixte ("Jungle Fever", 1991), les luttes antiracistes ("Malcolm X", 1992 ; "Get on the Bus", 1996), le racisme de la société américaine ("The Very Black Show", 2000 ; "BlacKkKlansman", 2018), l'univers de son enfance dans un récit autobiographique ("Crooklyn", 1994), les femmes à l’épreuve des fantasmes masculins ("Girl 6", 1996), le pouvoir de l'argent dans le basket américain" (He got Game", 1998), la communauté italo-américaine du Bronx en proie à la violence d’un serial killer dans les seventies ("Summer of Sam", 1999), la politique sécuritaire et paranoïaque de l'Amérique des années Bush ("Inside Man", 2005), la Seconde Guerre mondiale ("Miracle à Santa-Anna", 2007), etc. 


Mais, si cette imposante filmographie est profondément marquée par des thématiques liées aux minorités, Serge Kaganski rappelle que «l’intérêt du cinéma de Spike Lee ne se réduit pas non plus à une affaire de communauté ou de couleur de peau. L’auteur de "Malcolm X" (photo) est aussi un peintre de la ville de New York, un portraitiste des relations de couple, un sensualiste qui a toujours intégré une dimension physique dans ses films, un cinéaste à l’oreille musicale, un citoyen dont les préoccupations ont su dépasser les limites communautaires, un héritier des genres hollywoodiens. Si la question noire est centrale chez Spike Lee, de même qu’elle est plus aiguë dans la conscience et l’espace public américains que dans notre vision française, le cinéaste aura su la rendre universelle, puis la dépasser.»
 

Jérôme Gac
 


(1) cinematheque.fr
 

Du 1er au 29 juin, à la Cinémathèque de Toulouse,
69, rue du Taur, Toulouse. Tél. 05 62 30 30 10.


vendredi 17 mai 2019

Les années Art déco
















À Toulouse, le pianiste Michel Lehmann accompagne au Théâtre du Capitole la projection de "l’Inhumaine", de Marcel L’Herbier.

Dans "l’Inhumaine", Marcel L’Herbier dresse le portrait d’une cantatrice admirée par de nombreux prétendants. Adulée de tous, elle ne vit que pour son art, et son insensibilité est telle qu’elle est surnommée «l’Inhumaine». Un jeune savant éconduit met au point un stratagème pour lui faire prendre conscience de son attitude. Entrepris en 1923, sur un scénario de Pierre Mac Orlan à la suite d’une proposition de la cantatrice Georgette Leblanc, le cinéaste français s’était entouré des avant-gardes de l’époque pour livrer un film Art déco unique en son genre : décors somptueux de l’architecte Robert Mallet-Stevens, du peintre cubiste Fernand Léger, d’Alberto Cavalcanti, de Pierre Chareau et de Claude Autant-Lara, costumes du couturier Paul Poiret. Quant aux scènes de concerts, elles ont été tournées au Théâtre des Champs-Élysées, temple de l’Art déco et de toutes les avant-gardes. La sortie du film en salle, à la fin de l’année 1924, précède alors l’exposition des arts décoratifs qui se tiendra à Paris l’année suivante.

Si "l’Inhumaine" met en valeur les nouvelles tendances artistiques françaises de son époque, il s’impose rétrospectivement comme une mise en pratique des théories de Canudo sur le cinéma comme synthèse des arts. Aujourd’hui perdue, la musique de deux scènes clés du film était signée Darius Milhaud, lequel s’inspirera de ces partitions pour écrire son Concerto pour batterie et petit orchestre opus 109. En partenariat avec la Cinémathèque de Toulouse, le pianiste Michel Lehmann accompagnera au piano la projection du film sur la scène du Théâtre du Capitole.

Jérôme Gac

Samedi 26 janvier, 20h00, au Théâtre du Capitole,
place du Capitole, Toulouse. Tél. 05 61 63 13 13.

mardi 19 février 2019

Le roi de Paris




















Une rétrospective des films de Sacha Guitry est à l’affiche de la Cinémathèque de Toulouse.
 
Les images de son premier film sont un incontournable de toute exposition présentant des œuvres d’Auguste Rodin, Claude Monet, Auguste Renoir ou Edgar Degas : Sacha Guitry les a filmés au travail dans "Ceux de chez nous", documentaire où se côtoient les plus grands artistes des années 1910. En homme de théâtre, Sacha Guitry déclare alors: «Parmi les ennemis de l'art dramatique, le plus dangereux, peut-être, est à mon sens le cinématographe». Ce n’est que vingt plus tard qu’il se décide à réaliser et jouer lui-même dans les adaptations qu’il signe de ses pièces pour le grand écran. "Pasteur" inaugure la liste, en hommage à son père, Lucien Guitry, qui avait joué dans la pièce retraçant des épisodes de la vie du célèbre scientifique. Il enchaîne aussitôt avec une série de comédies légères : "Le Nouveau Testament", "Mon père avait raison", "Faisons un rêve" (1936), "Désiré" (1937), "Quadrille" (1938), etc. Des films affublés de pétillantes intrigues habilement ficelées et de dialogues exquis portés par des acteurs dirigés à la perfection. 


Au cours de cette période, il filme également deux pépites à partir de scénarios originaux, "Bonne chance" et "Ils étaient neuf célibataires", et adapte un roman dont il est l’auteur, "le Roman d'un tricheur" (1936), montrant ainsi qu’il est un grand cinéaste et non un simple maître du «théâtre filmé», comme on le qualifia trop longtemps. Il fait notamment preuve d’une ingénieuse inventivité dans "le Roman d'un tricheur" (photo), œuvre sans dialogue portée par la voix off d’un héros totalement amoral. L’immoralité se faufile au fil des années dans l’œuvre de Guitry, qui trouve parfois l’inspiration en fréquentant les personnages aux ambitions peu recommandables : "La Poison" (1951) décrit comment assassiner sans risque son épouse, "la Vie d’un honnête homme" (1953) est l’histoire d’une usurpation d’identité, "Assassins et voleurs" (1956) est la rencontre d’un assassin avec celui qui a été condamné à sa place, etc.
 

Avec 124 pièces, 36 films et une multitudes d’écrits à son actif, Sacha Guitry pratique par ailleurs le journalisme et la caricature, s’essaye à la publicité, fréquente régulièrement les studios de la radio, puis de la télévision. Son sens éblouissant du récit fait merveille dans une série de films historiques où sa voix, souvent présente dès le générique, guide le spectateur dans les couloirs fantaisistes de l’Histoire. En 1938, "Remontons les Champs-Élysées" raconte les transformations de la célèbre avenue parisienne à travers les siècles, "le Destin fabuleux de Désirée Clary" (1941) est ensuite pour lui l’occasion de jouer Napoléon Ier, puis il se glisse dans la peau de Talleyrand dans le magnifique "Diable boiteux" (1948), avant de se lancer dans ses trois productions les plus spectaculaires: "Si Versailles m’était conté…" (1953), "Napoléon", "Si Paris nous était conté" (1955).

Le théâtre et ceux qui le fabriquent est aussi pour lui un sujet en or : il relate la vie de la fameuse cantatrice dans "la Malibran" (1943), s’attache à la personnalité du célèbre mime dans "Deburau" (1951), et à celle de Lucien Guitry dans "le Comédien" (1948). Le plaisir du jeu irradie les œuvres de Sacha Guitry, et "le Comédien" est exemplaire à cet égard, puisqu’il y interprète, parfois dans la même scène, le rôle de son père ainsi que son propre rôle !


En bon auteur de comédie, Sacha Guitry excelle à brouiller les pistes et les identités de ses personnages : "Toâ" (1949) est le portrait d’un auteur enchaînant les succès avec des pièces qu’il interprète lui-même, et dans lesquelles il transpose sa vie privée et ses aventures amoureuses ; dans "la Vie d’un honnête homme" (1953), il offre deux rôles à Michel Simon, ceux de jumeaux dont l’un tentera de se faire passer pour l’autre à la mort de son frère ; "Les Trois font la paire" (1957) met en scène deux jumeaux s’accusant chacun du même crime commis par leur sosie… Coréalisé avec Clément Duhour, ce film sera son dernier. Sacha Guitry meurt à Paris, en juillet 1957. La Cinémathèque de Toulouse propose de redécouvrir ses films, le temps d’une rétrospective de 23 d'entre eux.


Jérôme Gac


Rétrospective, du 19 février au 20 mars,
Rencontre avec Nicolas Azalbert (journaliste), samedi 23 février, 17h00.


À la Cinémathèque de Toulouse
, 69, rue du Taur, Toulouse. Tél. 05 62 30 30 10.


mercredi 6 février 2019

Itinéraire bis




 











Pluie d’invités pour la vingtième édition d’Extrême Cinéma, festival incorrect de la Cinémathèque de Toulouse.
 

Concocté par la Cinémathèque de Toulouse, Extrême Cinéma est le rendez-vous annuel des amateurs de cinéma bis. Du ciné-concert d’ouverture à la longue nuit de clôture, le festival invite à une semaine de cinéma turbulent et incorrect, pour une virée en eaux troubles aux marges de l’histoire officielle du septième art. Films maudits du patrimoine et classiques atypiques constituent le menu de cette manifestation qui célèbre le cinéma différent, et qui prit la suite en 1998 d’une séance hebdomadaire et nocturne dite Les Faubourgs du Cinéma. Après une cuvée 2018 perturbée par l’irruption de féministes radicalisées et remontées contre la présence de Brigitte Lahaie lors d’une rencontre de l’actrice avec le public, cette vingtième édition s’annonce plus studieuse. Les fanzines seront en effet à l’honneur, avec une exposition et une table ronde pour réfléchir à l’histoire, l’évolution, les genres, la réception et l’avenir de ces publications.

Des cartes blanches sont confiées à Christophe Bier, spécialiste du porno, au journaliste et écrivain Laurent Hellebé, à Didier Lefèvre, créateur du fanzine Médusa, à l’acteur Lou Castel, à Jean-François Rauger, critique et directeur de la programmation de la Cinémathèque française, etc. Outre moult animations musicales et burlesques dans le hall de la Cinémathèque, la sélection «double programme» permettra de revoir notamment deux films de William Friedkin et de Bigas Luna, ou encore des «perles de la Gaumont». Toujours interdite au moins de 18 ans, la traditionnelle nuit de clôture célèbrera les eighties avec la projection de quatre longs métrages ("Christine" de John Carpenter, "Les Griffes de la nuit" de Wes Craven, etc.), des courts, des bandes-annonces, un ciné-concert, de sacrées surprises et la remise du prix du meilleur court métrage Extrême décerné par un jury d’étudiants toulousains.


Jérôme Gac

"Cry Baby" © collections La Cinémathèque de Toulouse



Du 8 au 16 février, à la Cinémathèque de Toulouse

69, rue du Taur, Toulouse. Tél. 05 62 30 30 11.

jeudi 24 janvier 2019

«La reine de l’underground de Berlin»


















Dans le cadre de la Semaine franco-allemande, la Cinémathèque de Toulouse propose une rétrospective des films de la cinéaste allemande Ulrike Ottinger.
 

Plasticienne et parfois metteuse en scène de théâtre, Ulrike Ottinger est surtout reconnue pour ses films atypiques et insensés qui flirtent avec l’expérimentation esthétique tout en jouant la carte de la fantaisie intellectuelle. Artiste libre et avant-gardiste, elle est scénariste, productrice, opératrice, décoratrice des films qu’elle réalise. La cinéaste allemande défient les lois du genre depuis les années soixante-dix, touchant à la fiction comme au documentaire, croisant les mythes et les figures historiques avec la peinture de son époque, jonglant avec le féminin et le masculin avec une audace incroyable. Féministe, Ulrike Ottinger s'est imposée comme une des figures emblématiques du nouveau cinéma allemand. Artiste de l’excès, surnommée «reine de l'underground de Berlin», elle s’attache à explorer de film en film les thèmes de l'exclusion, du rituel et de l'exotisme.
 

Elle travaille avec des acteurs de renommée internationale comme Delphine Seyrig, Eddie Constantine, Veruschka ou Nina Hagen, tout en faisant appel à des personnalités de l'underground allemand comme Tabea Blumenschein (photo), aux acteurs fétiches de Rainer Werner Fassbinder tels Irm Hermann et Kurt Raab, ou de Werner Schroeter (Magdalena Montezuma). Autant d’ingrédients nécessaires à la fabrication de cocktails filmiques à la créativité explosive, des œuvres surgies de nulle part qui agissent comme des traversées transgenres vers un ailleurs au-delà des normes et du temps. Neuf de ses films seront présentés à la Cinémathèque de Toulouse, dans le cadre de la Semaine franco-allemande. Dépaysement garanti !
 

Jérôme Gac
photo : "Aller jamais retour" (Bildnis einer Trinkerin)
 


Rétrospective, du 24 janvier au 6 février.
Rencontre avec U. Ottinger, vendredi 1er février, 19h00.
 

La Cinémathèque de Toulouse, 69, rue du Taur, Toulouse.
Tél. 05 62 30 30 11.


mercredi 2 janvier 2019

Personne n’est parfait !


















La Cinémathèque française consacre une rétrospective à Billy Wilder, scénariste, réalisateur et producteur américain qui a signé une pluie de chefs-d’œuvre inoubliables.
 

Né en 1906 en Autriche, Samuel Wilder débute une carrière de journaliste à Vienne, puis à Berlin. Il écrit plusieurs scénarios de films muets et parlants pour le studio allemand U.F.A., signant notamment celui des "Hommes le dimanche", réalisé par Robert Siodmak en 1929. Fuyant l’Allemagne d’Hitler après l'incendie du Reichstag, il s’installe aux États-Unis après avoir co-réalisé à Paris "Mauvaise graine", en 1933. Scénariste à Hollywood, souvent en collaboration avec son complice Charles Brackett, il est notamment l’auteur de scripts pour Mitchell Leisen ou Howard Hawks. Pour Ernst Lubitsch, il écrit "la Huitième Femme de Barbe bleue" (Bluebeard's Eighth Wife) et "Ninotchka", chef-d’œuvre de pure comédie avec Greta Garbo – «J'ai tellement ri que j'en ai pissé dans la main de ma petite amie», aurait indiqué un spectateur sur la fiche de rigueur distribuée au public le soir de l’avant-première). Dans son livre d’entretien avec Cameron Crowe, Wilder assure que la «Lubitsch Touch» est une forme extrême d’élégance insufflée autant par la mise en scène que par l'écriture, dont l’obsession est de fuir toute trivialité et de raconter une histoire par des cheminements inattendus.(1)
 

En 1942, la Paramount lui confie enfin la réalisation de son scénario "Uniformes et jupons courts" (The Major and the Minor). De 1944 à 1951, ses films trahissent une noirceur teintée de cynisme: "Assurance sur la mort" (Double Indemnity), chef-d’œuvre du film noir tourné en 1944 ; "Le Poison" (The Lost Weekend) montrant les ravages de l'alcoolisme et pour lequel il reçoit son premier Oscar en 1945, mais qu’il juge raté ; "Le Gouffre aux chimères" ("The Big Carnival", 1951), inspiré d’un fait divers, exhibe la grande foire commerciale et religieuse orchestrée par l’Amérique autour d’un accident qu’on s’efforce de prolonger au lieu de secourir la victime ; "Boulevard du crépuscule" ("Sunset Boulevard", 1950), critique cinglante de Hollywood. Chargé d'épurer le cinéma allemand à la libération, il retourne à Berlin où il trouve l'inspiration pour tourner en 1948 "la Scandaleuse de Berlin" (A Foreign Affair), avec Marlene Dietrich.

En 1952, "Stalag 17" inaugure une période au cours de laquelle Billy Wilder s’affirme de plus en plus en tant que producteur de ses films. Son style de moraliste assume alors une misanthropie sur le mode de la satire et de la parodie, tel "Sept ans de réflexion" (The Seven Year Itch) qui ridiculise le «mâle» américain, tout en consacrant Marilyn Monroe et sa robe rebelle au dessus d’une bouche d’aération du métro. Doué d’un fabuleux sens du rythme et du trait d’esprit, il enchaîne les comédies irrésistibles gravées dans l’histoire du cinéma, comme "Certains l'aiment chaud" ("Some Like It Hot", 1959), où il retrouve Marilyn Monroe fredonnant "I Wanna Be Loved by You" entre Tony Curtis et Jack Lemmon travestis en musiciennes dans un orchestre de jazz («Personne n’est parfait!»). Si on a coutume de retenir les reproches du cinéaste envers celle qui tardait parfois à rejoindre le plateau de tournage, il louait pourtant son talent unique et inégalé pour la comédie et lui reconnaissait une spontanéité jamais observée chez les autres actrices qu’il avait dirigées ou qu'il avait vues travailler. Audrey Hepburn (photo) était pour Billy Wilder la seule à surpasser Marilyn Monroe dans ce domaine. Dans "Sabrina" (1954) et "Ariane" ("Love in the Afternoon", 1956), il offrit deux merveilleux rôles à celle dont il admirait le charme et la vivacité, appréciant sa conscience professionnelle et s’émerveillant de son inventivité.
 

S’il a écrit des rôles majeurs aux plus grandes actrices de son temps, il confessa avoir été bluffé par la performance de Charles Laughton dans "Témoin à charge" ("Witness for the Prosecution", 1957), et regretta de ne jamais avoir travaillé avec Cary Grant, son acteur préféré. Il signe en 1960 "la Garçonnière" (The Apartment), film sombre où il s’attaque à l’obsession de la promotion sociale chez les cadres et aborde le problème du suicide. Elle restera l’une des œuvres favorites du cinéaste dont la filmographie est truffée de personnages obsédés par le sexe, certes, mais surtout par la réussite, c’est-à-dire l’appât du gain.
 

Il écrit dans les années soixante-dix le très brillant "la Vie privée de Sherlock Holmes" ("The Private Life of Sherlock Holmes", 1970) dont il juge le montage saboté, ou encore "Fedora" (1978), avec son acteur fétiche William Holden, l’histoire d’une star déchue retirée sur une île grecque. Hantés par la mort et peuplés de scènes macabres, ses derniers films sont tous tournés vers le passé, ce qui n’était pas le cas dans ses œuvres antérieures ancrées dans le présent et l’actualité – notamment l'hilarant "Un, deux, trois" ("One, Two, Three", 1961) qui a pour cadre le Berlin de la guerre froide. Selon Jean-Pierre Coursodon et Bertrand Tavernier, «le motif majeur de ces derniers films est celui qui domine un grand nombre des œuvres antérieures : la supercherie, le déguisement (figuré ou littéral).»(2)
 

Entre "Mauvaise graine" et "Victor la gaffe" ("Buddy, Buddy", 1981), Billy Wilder aura réalisé vingt-sept films que la Cinémathèque française propose aujourd’hui de redécouvrir. Dans leur bible "50 ans de cinéma américain", Jean-Pierre Coursodon et Bertrand Tavernier estiment que «ces films si inhabituels sont ceux d’un auteur complet. Non seulement il est l’un des très rares réalisateurs à tourner des scénarios originaux, mais il les écrit lui-même, et quel que soit son collaborateur (Charles Brackett pour les drames, I. A. L. Diamond pour les comédies), ses dialogues sont les plus brillants, avec ceux de Joseph L. Mankiewicz, du cinéma américain. Ceux de "Boulevard du crépuscule" restent insurpassés. Et si parfois ses comédies pêchent par abondance (il ne résiste jamais au plaisir d’un mot, d’un one-liner percutant même s’il est un peu gratuit ou sans rapport avec la situation), la plupart sont néanmoins plus riches en répliques excellentes que n’importe quel succès de Broadway. Le plus surprenant, c’est qu’il n’y ait rien de théâtral dans les films de ce maître du dialogue qui déclare : “Écrire un film représente 80 % du travail”. Ses mises en scènes brillent par un sens du rythme et une acuité visuelle totalement cinématographique. Wilder est aussi, comme tous les grands, un réaliste, toujours attentif à l’authenticité du langage, du décor, même en plein burlesque, d’où l’intérêt de ses personnages qui restent toujours vivant et ne perdent pas contact avec le réel.»
 

Jérôme Gac 
photo: "Ariane"


(1) "Conversations avec Billy Wilder", Cameron Crowe 
(Institut  Lumière / Actes Sud)

(2) "50 ans de cinéma américain" (Nathan, 1995)



Rétrospective du 3 janvier au 8 février, à la Cinémathèque française
51, rue de Bercy, Paris.