samedi 28 mai 2022

L’obsession de la vérité


 
La Cinémathèque de Toulouse projette quinze films de Brian De Palma, pour apprécier à sa juste valeur une filmographie spectaculaire, ancrée dans une cinéphilie obsessionnelle et des récits à l’obscurité fertile.

De "Sœurs de sang" (1972) à "Redacted" (2007), quinze films de Brian De Palma sont à l’affiche de la Cinémathèque de Toulouse, pour apprécier à sa juste valeur une filmographie spectaculaire, ancrée dans une cinéphilie obsessionnelle et des récits à l’obscurité fertile.

 Après plusieurs courts-métrages filmés en 16 mm au début des années soixante ("Icarus", "660214, The Story of an IBM Card", "Wotan's Wake"), Brian De Palma signe son film de fin d’études en s’inscrivant dans la lignée des cinéastes de la Nouvelle Vague française : "The Wedding Party" (1964) est tourné dans les rues, caméra à l'épaule, avec notamment Robert De Niro dans son premier rôle à l’écran. L’année suivante, "Meurtre à la mode" constitue un véritable exercice de style: la reconstitution d'un meurtre selon trois points de vue différenciés par trois styles de mise en scène. 

Ours d'argent au Festival de Berlin, en 1968, "Greetings" sera suivi d’une suite, "Hi, Mom !" (1970), avec de nouveau Robert De Niro. Ce diptyque témoigne de la contre-culture des années 1960, dans une Amérique traumatisée par la guerre du Vietnam et l’assassinat de Kennedy. Le cinéaste déclarera plus tard à ce sujet: «J’affirme que je fais du cinéma politique. J’ai commencé comme cela, à la fin des années soixante, des brûlots contre la guerre du Vietnam, contre la société américaine telle qu’elle dégénérait, sur les grands complots de l’époque. Et si je fais depuis trente ans des films à suspense, c’est la même chose. Je ne sépare pas la forme du fond»(1)

Entre les deux volets de son diptyque, il expérimente dans "Dionysus in 69" la technique du split-screen (image fragmentée) qui deviendra sa marque de fabrique. «Le split-screen permet à deux idées de s’exprimer, elles se contredisent parfois et obligent le spectateur à faire le tri entre ce qu’il perçoit, ce que les personnages “voient” et ce que le metteur en scène veut bien lui montrer»(2), explique-t-il.

Brian De Palma est révélé au grand public avec "Sœurs de sang" (1972), où le thème du regard en général et du voyeurisme en particulier, récurrent chez le cinéaste, constitue le nœud de l'intrigue. Inspiré par certains polars d’Alfred Hitchcock, dont "Fenêtre sur cour", ce film trahit la fascination du réalisateur pour le maître du suspense, dont il s'inspire ensuite frontalement pour "Obsession" (1976) – qui revisite "Vertigo" –, puis "Pulsions" (1980) et "Body double" (1984), pour ne citer que les exemples de parentés hitchcockiennes les plus spectaculaires. «Ma référence au cinéma de Hitchcock est tout fait consciente, et il ne s’agit pas d’un hommage que je lui rends : c’est comme un peintre qui étudie les vieux maîtres pour développer ensuite un style qui n’appartient qu’à lui»(2), assure-t-il. 

En 1974, son opéra rock "Phantom of the Paradise" est une variation sur "le Fantôme de l’Opéra" de Gaston Leroux: «Si "Phantom of the Paradise" est devenu un film culte, celui dont les gens me parlent encore le plus aujourd’hui, c’est parce que c’est un film réussi et novateur. Il n’a pas marché à sa sortie parce que ça n’était pas à la mode»(2), constate Brian De Palma. Il obtient ensuite un succès mondial avec "Carrie" (1976), film d’épouvante sanguinolent, d’après le premier roman de Stephen King: «Je n’étais pas du tout attiré par ce genre de littérature, c’était juste une histoire habile et forte, un matériau solide. J’en ai aussi rajouté de mon cru, comme le final avec la mort de la mère de Carrie»(2)

En 1981, "Blow Out" est un hommage à "Blow Up", de Michelangelo Antonioni. «Tous mes héros ont un rapport névrotique à la vérité. C’est une obsession chez eux, ils pensent la détenir, veulent la prouver, mais personne ne les croit et on cherche à les faire taire. Du coup, on n’approche jamais de la vérité, on n'y arrive pas. (…) Prenez "Blow Out": c’est un film politique. Un jeune homme détient une information que des politiciens veulent étouffer. Ils ont tout corrompu, les policiers, les journalistes, eux-mêmes, et ils désirent encore corrompre ce jeune homme. Ce film a la fin la plus noire et la plus désespérée que je connaisse. (…) Le personnage que joue John Travolta dans "Blow Out" est inspiré des reporters du Watergate, mais il est aussi preneur de son pour les films d’horreur. Il vit avec ces deux choses : la politique et le cinéma, indissociables»(1), assurait Brian De Palma au quotidien Libération.

Sur un scénario d’Oliver Stone, il réalise en 1982 un remake hyper violent du "Scarface" de Howard Hawks, avec Al Pacino: «Une histoire de destruction des valeurs humaines. Il y a de la tragédie grecque dans tout ça, c’est ce qui m’a dicté le style du film, flamboyant, proche de l’opéra»(2)

Il réalise en 1987 "les Incorruptibles" (photo), film à succès écrit par David Mamet, inspiré de la traque d'Al Capone par l'agent Eliot Ness et ses «Incorruptibles». «Moi, je ne me considère pas comme un incorruptible, personne ne peut l’être dès lors qu’il participe au système capitaliste hollywoodien. Je l’ai compris le jour où j’ai touché suffisamment d’argent pour me payer ma propre voiture, au début des années soixante-dix. Ce sont souvent les films que je n’ai pas initiés qui cartonnent, mais ça ne me frustre pas : c’est trop oppressant de baigner uniquement dans son propre univers. J’aime prendre de la distance, me confronter à des gens qui n’ont pas les mêmes obsessions que moi»(2), confesse Brian De Palma. 

En 1989, il rencontre un échec commercial avec "Outrages", «relatant le viol et le meurtre d’une jeune Vietnamienne par une troupe de G.I. "Outrages" est un film sur la barbarie humaine, sur la manière dont cette guerre a détruit les valeurs d’une génération d’adolescents. La scène du meurtre de la jeune femme sur le pont, je ne l’ai pas inventée, tout s’est déroulé comme ça dans la réalité. J’ai essayé de toutes mes forces de mettre mon style au service de l’émotion suscitée par la tragédie. Comment filmer l’intolérable ? "Outrages" est ma réponse, je suis fier de ce film»(2)

L’année suivante est marquée par l’échec commercial de son adaptation du "Bûcher des vanités", roman de Tom Wolfe paru trois ans auparavant. «Vous ne vous rendez pas compte de cette catastrophe. J’adaptais un best-seller sacré, un monument de la littérature américaine pour un résultat public désastreux. Je suis resté l’homme qui a ridiculisé Tom Wolfe et l’establishment critique ne me l’a jamais pardonné. Depuis je n’existe plus»(3), déclarait Brian De Palma quelques années plus tard dans le quotidien Le Monde. Nouvel échec public en 1993, "L'impasse" réunit Al Pacino et Sean Penn en trafiquants de drogue dans le New York de la fin des années soixante-dix. 

Le succès est de nouveau au rendez-vous avec "Mission Impossible" (1996), blockbuster produit et interprété par Tom Cruise: «On m’a proposé la suite, mais il était hors de question de renouveler une telle expérience. Qu’y a-t-il d’excitant à radoter ?»(2). Thriller ambitieux, "Snake Eyes" (1998) est doté d’une scène d’ouverture formée d’un unique plan séquence de quinze minutes: «Je voulais montrer en un seul plan à quel point la vie que Nicolas Cage mène et son état d’esprit corrompu se fondent dans ce décor de strass et de faux-semblants»(2)

Arrivé sur le tard dans le processus de production de "Mission to Mars" (2000), il réalise alors son premier film de science fiction. Thriller ayant pour cadre le Festival de Cannes, qu’il découvrit lors de la présentation de son précédent film, "Femme fatale" (2002) est une production française, suivie par "le Dahlia noir" (2006), film noir adapté du roman de James Ellroy qui s’inspire d’un crime non élucidé de l’après-guerre, à Los Angeles. 

Brian De Palma dénonce ensuite la guerre en Irak dans "Redacted" (2007) qui emprunte la forme du documentaire. En 2012, "Passion" est un remake du dernier film d’Alain Corneau, sorti deux ans auparavant, qui décortique la relation de deux femmes prises dans un jeu de séduction et de manipulation. Financé et tourné en Europe, son dernier film, "Domino : La Guerre silencieuse", est un polar ayant pour toile de fond le terrorisme.

Jérôme Gac

(1) Libération (05/02/2002)
(2) Ciné Live (avril 2002)
(3) Le Monde (30/04/2002)
 

Jusqu’au 2 juillet, à la Cinémathèque de Toulouse, 69, rue du Taur, Toulouse. Tél. 05 62 30 30 10.