mercredi 27 mars 2024

Au cœur du désepoir


Une rétrospective des films de Julien Duvivier est à l’affiche de la Cinémathèque de Toulouse.

«Si être un auteur de films, c'est exprimer sa personnalité et les thématiques qui le préoccupent à travers sa mise en scène, l'organisation des moyens mis à sa disposition, Julien Duvivier est un auteur de films»(1), écrit Hubert Niogret dans l’ouvrage qu’il a consacré au cinéaste, dont la carrière compte près de soixante-dix films – soit en tant que scénariste, soit en tant que réalisateur, souvent les deux. La Cinémathèque de Toulouse présente une rétrospective de vingt-deux films, parmi ceux qu’il a réalisés, lui qui «n'a été longtemps considéré que comme un artisan», rappelle Hubert Niogret. L’auteur ajoute: «André Bazin lui-même ne le tenait pas en grande considération, même s'il prenait en compte sa domination». 

D’abord comédien de théâtre, Julien Duvivier a intégré la société Gaumont, où il est devenu assistant de nombreux réalisateurs (Louis Feuillade, André Antoine, Marcel L'Herbier). Après la Grande Guerre, il a écrit et réalisé son premier long métrage, "Haceldama" (1919), et a tourné une vingtaine de films muets, dont une série de mélodrames catholiques: "Credo ou la Tragédie de Lourdes" (1924), "l'Abbé Constantin" (1925), "l'Agonie de Jérusalem" (1926), "la Vie miraculeuse de Thérèse Martin" (1929). Il s’est également lancé dans plusieurs adaptations: "Les Roquevillard" (1922), d'après Henry Bordeaux, "Poil de Carotte" (1925), d'après Jules Renard, "Au bonheur des dames" (1929), d'après Émile Zola. 

Avec l’arrivée du parlant, Duvivier déploie toute l’étendue de ses talents de directeur d’acteur et affirme l’originalité de son style au service d’une vision du désespoir. Dès l'automne 1930, alors que la plupart des cinéastes français se lancent dans le théâtre filmé, il adapte un roman d'Irène Nemirowsky, "David Golder" (1930), dans lequel il insère de nombreux plans tournés en extérieur, en particulier à Biarritz et sur la côte Basque. C’est aussi le premier rôle parlant de Harry Baur, qu’il dirige ensuite dans sa deuxième version de "Poil de Carotte", puis sous les traits de Maigret dans "la Tête d'un homme" (1932), et dans le film à sketches "Carnet de bal" (1937) qui récolte un succès international. 

Jean Gabin et Madeleine Renaud sont les têtes d’affiche de son adaptation de "Maria Chapdelaine" (1934), d’après Louis Hémon, puis il retrouve Gabin incarnant Ponce Pilate dans "Golgotha" (1935), film retraçant la Passion du Christ, avec Edwige Feuillère. Gabin devient une star grâce à ses rôles dans "la Bandera" (1935) et "la belle équipe" (1936), deux films qui propulsent Duvivier au rang des grands réalisateurs français de l’époque – aux côtés de Jean Renoir, René Clair, Jacques Feyder ou Marcel Carné. «Julien Duvivier fait partie d’une génération de cinéastes pour qui le studio est le lieu par excellence où se fabrique le cinéma, génération qui s’est développée dans un contexte économique de l'industrie du cinéma français, où les studios étaient nombreux, bien équipés, employant des personnels à l'année, dans toutes les branches de métier», relate Hubert Niogret.

Pourtant, Noël Herpe constate: «De tous les maîtres du “réalisme poétique”, Julien Duvivier est le seul qui n’ait jamais été reconnu comme un auteur à part entière. Ostracisme à la fois injuste et explicable: ses films ne relèvent pas de la création d’une mythologie (comme ceux de René Clair ou de Marcel Carné), ni d’une critique sociale en mouvement (comme ceux de Jean Renoir)… Leur registre est plutôt celui de l’exorcisme, d’un exorcisme collectif où se délivreraient, à égale distance de la sublimation et de l’analyse, toutes les passions d’une époque. Comme Renoir, Duvivier est le cinéaste du groupe, il épouse pleinement ce courant de masse qui ramène le cinéma français, dès la fin des années 1920, sur le terrain du social. Mais là où l’auteur de "Toni" (1935) se modèle sur les contradictions de l’humanité, celui de "La Bandera" s’inscrit résolument contre le groupe, dans le postulat rousseauiste d’une nature dégradée par les compromissions sociales. Avec une efficacité perverse, Duvivier joue sur les deux tableaux: d’un côté, il cultive la fiction d’une communauté reconstituée plus crûment que nature (le village de "Poil de Carotte", l’équipée de légionnaires de "la Bandera", la bande de copains de "la Belle équipe") ; de l’autre, il met à l’œuvre un processus sadique de démystification, par quoi l’individu se retrouve la victime de la collectivité censée le protéger…»(2)

Noël Herpe précise: «Si ses protagonistes sont des boucs émissaires, ce n’est pas d’une fatalité abstraite comme chez Carné, mais d’une malveillance quotidienne, diffuse, dispersée au gré des regards d’autrui. Toujours, leur intégrité première est niée par une société qui leur impose une identité factice: c’est déjà le drame de "Poil de Carotte", privé de son nom même et réduit à une caricature d’enfant martyr ; et cette angoisse de la dépossession de soi-même ira s’accentuant, à mesure que le contexte politique s’assombrit: elle trouve sa figure emblématique en la personne du Gabin de "la Bandera" et de "Pépé le Moko" (1937), exilé d’un Paris perdu, condamné à errer dans un labyrinthe où chaque espoir recèle une menace, où chaque visage peut être celui d’un traître.»(2)

Noël Herpe poursuit: «Chez le Duvivier de l’entre-deux-guerres, cette peur de l’autre se nourrit d’un désespoir historique grandissant: l’illustration la plus cruelle et la plus paradoxale en est "la Belle équipe" (photo), qui sous prétexte d’épouser la dynamique du Front Populaire, en dégage d’autant mieux les germes de mort. Là où une communauté veut se réunir, le cinéaste ne cesse de désamorcer cet idéal; d’abord discrètement, puis par des coups de théâtre de plus en plus violents. La guinguette construite par les ouvriers n’apparaît bientôt que comme une arche de Noé menacée par le déluge – et surtout par la femme, incarnation privilégiée de la duplicité (même si, comme on sait, le producteur assura le succès du film par la greffe d’un épilogue positif). Duvivier a beau accompagner tous les mirages de son temps, ce n’est jamais que pour les conjuguer à un passé sans retour.»(2)

Avec "Pépé le Moko", Duvivier offre à Gabin un nouveau rôle de figure populaire et romantique au destin tragique, avant de s’exiler aux Etats-Unis, où il adapte le film sous le titre "The Imposter" (L'imposteur), toujours avec Gabin. De retour en Europe, il met en scène "Anna Karénine" (1948) en Angleterre, avec Vivien Leigh. Signant des productions grand public ("Le petit monde de don Camillo" en 1952, "Le retour de don Camillo" en 1953), et des films plus personnels, il s’attache à mener «une réflexion sur la fiction, à travers de purs exercices de style comme "la Fête à Henriette" (1952)»(2), note Noël Herpe. Coécrit avec Henri Jeanson, "la Fête à Henriette" exhibe les versions alternatives d’un même événement par deux scénaristes aux inspirations divergentes. Noël Herpe signale également «deux chefs-d’œuvre de réalisme plus du tout poétique: ce sera "Panique" (1947), nouvelle mise à mort de l’individu par la communauté ; ce sera "Voici le temps des assassins" (1956), constat ultime d’une paranoïa face aux femmes et aux générations montantes, “crépuscule des vieux” du naturalisme.»(2)

À la fin de sa vie, il enchaîne les tournages, avec plus ou moins de succès: adaptations littéraires ("Pot-Bouille" en 1957, "la Femme et le Pantin" en 1958, "Marie-Octobre" en 1959, "la Grande Vie" et "Boulevard" en 1960), ou films policiers ("la Chambre ardente" en 1962, "Chair de poule" en 1963, "Diaboliquement vôtre" en 1967).

Jérôme Gac


(1) "Julien Duvivier: 50 ans de cinéma" (Bazaar & C°, 2010)
(2) L’ADRC


Rétrospective, jusqu’au 11 mai, exposition, jusqu’au 2 juin, du mardi au dimanche, à la Cinémathèque de Toulouse
, 69, rue du Taur, Toulouse. Tél. 05 62 30 30 10.

dimanche 17 mars 2024

Un homme d’extérieur




 











Le cinéaste américain Anthony Mann fait l’objet d’une rétrospective à la Cinémathèque française.
 

«Il y a beaucoup à apprendre ou à réapprendre chez Mann, sur les rapports entre le découpage et la morale, entre le cadre et sa signification, entre un paysage et le sentiment d’un personnage. Sur la manière de filmer avec clarté une action, de trouver le centre d’une séquence, de lui donner une épine dorsale grâce à la mise en scène», notent Jean-Pierre Coursodon et Bertrand Tavernier dans "50 ans de cinéma américain".(1) 

La Cinémathèque française nous donne l’occasion de le constater, le temps d’une rétrospective printanière constituée de 35 films du cinéaste américain. Réalisateur de séries B dans les années quarante, Anthony Mann obtient son premier succès commercial avec "la Brigade du suicide" (1947). Il est alors remarqué pour ses films noirs «nerveux, avec un goût à la fois pour les relations psychologiques ambiguës ou complexes et aussi pour un traitement de l’image, de la composition du cadre et de l’éclairage»(2), précise Jean-François Rauger, directeur de la programmation de la Cinémathèque française. Il fait fréquemment équipe avec le grand chef opérateur John Alton, comme dans "Incident de frontière" (1949), où la caméra inscrit les décors naturels dans une véritable écriture dramaturgique, style que l’on retrouvera dans les westerns qu’il tournera ensuite.
 

La première période du cinéaste, «très sous-estimée en France, consiste essentiellement en thrillers nocturnes, tendus, obsessionnels, les meilleurs étant admirablement photographiés par John Alton, dont l’utilisation des ombres, des sources lumineuses, de la profondeur de champ (il n’éclaire souvent que le premier plan et un élément tout au fond de l’arrière-plan), de la lumière directionelle prend au pied de la lettre la notion de film noir. Alton pensait faire une photographie réaliste ; pourtant, la réalité est totalement interprétée, restructurée, recréée. La texture de l’image, le rythme des plans cristallisent une atmosphère paranoïaque, un sentiment de menace perpétuelle, une inquiétude viscérale, compressent ou dilatent le temps et l’espace».(1)

Pour Jean-François Rauger, «les films noirs d’Anthony Mann sont tendus entre deux exigences a priori contradictoires, la fabrication d’un univers plastique et dynamique autonome à la limite de l’abstraction et au service d’une restitution brute d’un sentiment de la violence, une résurgence du romantisme gothique ("Strange Impersonation" en 1946 en est un exemple), une voie documentaire, non moins abstraite au bout du compte, dédiée à la recherche de la reproduction objective de mécanismes précis, en l’occurrence ceux de la loi».(2)
 

Son sens de la tragédie s'épanouit ensuite dans le western: «Je crois que le western est le genre le plus populaire et il donne plus de libertés que les autres pour mettre en scène des passions et des actions violentes [...] et puis, il libère tout ce que les personnages ont au fond d'eux-mêmes»(3), déclare Anthony Mann en 1968. En cinq ans seulement, il tourne avec James Stewart (photo) cinq westerns, considérés par Coursodon et Tavernier «comme ce que le genre a donné de plus parfait et de plus pur»(1): "Winchester ’73" (1950), "Les Affameurs" (1952), "L’Appât" (1953), "Je suis un aventurier" (1954), "L’Homme de la plaine" (1955).
 

Pour Émile Breton, «les cinq films avec James Stewart sont donc au cœur de cette période où un homme sait comment se servir des studios pour faire passer ce qu’il a à dire à propos de l’être humain. Son propos acquiert ici une force particulière du fait que, si le héros du film n’est jamais bien évidemment le même, ne porte pas le même nom, il a pourtant le même visage, celui d’un acteur connu. Comme un archétype. Et le même parcours : c’est un homme au lourd passé de délinquance qui veut changer de vie. Vision christique qui va bien à la douloureuse raideur de Stewart, souvent mutilé dans sa chair (une main trouée au revolver dans l’Homme de la plaine, ce n’est pas rien, quand même). Mais vision aussi d’un passé mythique, pastoral, et ici intervient la beauté inviolée de paysages américains redécouverts par le western de ces années-là : mère nature opposée aux mesquineries de la “civilisation”.»(4)
 

Ces westerns s’inscrivent dans une écriture de style classique par leur respect des formes, leur art sobre et mesuré, leur référence à un âge idyllique, leur intérêt pour des caractères nobles et humains. «Classique, il l’est par la rigueur linéaire de ses intrigues, la clarté et la simplicité fonctionnelle de sa mise en scène, son refus du pittoresque, du baroque, de l’insolite. Ses personnages ne sont pas des héros légendaires: ni justiciers ni brigands bien aimés, ils ne songent qu’à faire leur travail. Au bout de l’aventure, qui les prend comme par surprise, il y a des rêves simples et quotidiens. Ils vivent comme des hommes, à égale et juste distance des héros traditionnels, qui n’existaient que par l’action, et de leurs remplaçants modernes, empêtrés dans des problèmes moraux, voire sentimentaux. Mann, homme d’extérieur, sait admirablement les placer et les diriger dans des paysages qui ne sont jamais simple toile de fond, mais participent à l’action, la topographie jouant un grand rôle dans ses films, et la mise en scène se plaisant à insister sur les rapports, tous pratiques, mais parfois aussi affectifs, entre l’homme et la nature. Un film de Mann progresse au rythme de la vie, lentement, avec des accélérations soudaines, explosions de violence rapides, concises et extrêmement efficaces»(1), constatent Coursodon et Tavernier.
 

Mais ce tableau classique est loin d’être idyllique: il est malmené par la complexité des individualités soumises à des vices et à des passions contradictoires. Comme le souligne Jean-François Rauger, «si l’on s’écarte de cette si peu productive classification en genres cinématographiques, on trouvera dans l’œuvre du réalisateur une constante dans la volonté de filmer une brutalité à la fois concrète et plastique. Bouches tordues, mains crispées, joue transpercée par un éperon, corps crucifié par la douleur, le gros plan sur la souffrance ou l’effort soumet le spectateur à une expérience intense. Tout s’y affirme et s’impose dans cette conscience retrouvée, créée, de la consistance de la matière et de sa capacité à résister à l’obsession monomaniaque des héros. La figure du triangle détermine obscurément les situations dramatiques. On peut l’observer depuis les premiers titres (la rivalité des deux femmes dans "Strange Impersonation", l’hésitation du personnage de Rosy entre le tueur incarné par John Ireland et le flic dans "Railroaded!" s’envisage dans "Marché de brutes" comme un ménage à trois entre l’évadé de prison, sa femme et son avocate amoureuse de lui). Cette figure s’intensifie et se développe dans les westerns (les trios James Stewart / Janet Leigh / Robert Ryan dans "l’Appât", James Stewart / Corinne Calvet / Ruth Roman dans "Je suis un aventurier", Victor Mature / Anne Bancroft / Robert Preston dans "la Charge des Tuniques bleues", pour ne citer que ceux-là). Sa dimension métaphorique (schématiquement, le choix entre le bien et le mal) s’écarte devant l’enjeu véritable qu’elle contient (mettre à nu l’impuissance du héros face à la complexité du monde et à l’impossibilité d’en démêler les fils par la seule action). Car c’est cela sans doute la véritable et splendide singularité du cinéma d’Anthony Mann, cette conception de l’action qui rompt peut-être avec une tradition qui n’allait pas tarder à être balayée. L’agir du héros y est déterminé par quelque chose qui lui échappe (ou qu’il fait mine d’ignorer), un rapport névrotique à l’argent ou au père comme dans "The Furies". (…) Dominés par leur paranoïa et leur masochisme, les personnages des films d’Anthony Mann semblent ne jamais pouvoir accorder leurs actes et leur volonté».(2)
 

Anthony Mann signe également en 1957 un excellent film de guerre, "Cote 465", avant de se délocaliser en Europe au début des années soixante, où il tourne de gigantesques superproductions: "le Cid" en 1961, avec Charlton Heston, puis "la Chute de l’Empire romain" en 1964. Il meurt en 1967, sur le tournage de "Maldonne pour un espion".
 

Jérôme Gac
photo © "L’Homme de la plaine"


 

(1) "50 ans de cinéma américain", Nathan (1995)
(2) lacinematheque.fr
(3) Positif
(4) L’Humanité (03/08/2005)
 

Du 20 mars au 14 avril, à la Cinémathèque française, 51, rue de Bercy, Paris.
 

mardi 20 février 2024

Wild Way
















Une rétrospective des films d'Arthur Penn est à l'affiche de la Cinémathèque française.

Issu d'une famille juive d'origine russe, Arthur Penn a grandi à New York et à Philadelphie. Entré à la télévision en 1951, il y réalise un grand nombre de pièces, adaptations et dramatiques originales, puis met en scène des pièces à Broadway. Rompant avec les codes hollywoodiens de l’époque, il fait des débuts artistiques fracassants dans le cinéma en 1957, avec "le Gaucher". Si ce biopic de Billy the Kid est un échec commercial, il marque l'avènement d'un cinéaste qui ne tournera que quatorze films en trente-deux ans. Il est l’auteur d’une filmographie à la fois atypique et personnelle, révélant obstinément une vision pessimiste de l'Amérique qui transcende les genres abordés. Souvent solitaires et immatures, ses héros sont confrontés à un monde sauvage et froid. 

En 1967, il signe "Bonnie and Clyde", récit de la cavale d'un jeune couple qui multiplie les hold-up dans l’Amérique des années 1930, en pleine Dépression. Bernard Benoliel rappelle: «C'est en se glissant entre la fin du vieux code de censure (1966) et l'instauration d'une classification des films pour protéger le public (1968), en profitant de la déliquescence de l'ancien studio system, que "Bonnie and Clyde" (1967) renverse de toute son énergie le tabou cinématographique de la représentation d'un rapport sexuel (une fellation) et la limite admise jusque-là d'une mise à mort (un coup de feu en plein visage, des rafales de mitraillette si longues qu'elles continuent d'agiter de soubresauts des corps inanimés)(1)

Dans leur ouvrage "50 ans de cinéma américain", Jean-Pierre Coursodon et Bertrand Tavernier constatent: «Cinéaste du chaos et du tumulte intérieur, peintre des consciences embryonnaires et torturées, Penn a poussé très loin l’expression physique d’un “malaise”, spécifiquement moderne, celui de l’individu, invariablement marginal, cherchant obscurément à définir son identité à travers un rapport toujours problématique à l’autre et au monde. Inaptes à la communication, étrangers à toute structure sociale, ses personnages s’inventent des communautés parallèles (gangs de "Bonnie and Clyde", "Le Gaucher", "Missouri Breaks" ; groupes hippies de "Alice’s Restaurant" ; bande de copains de "Georgia"), à l’intérieur desquelles circulent des échangent codifiés de signes, qui constituent leur langage. Ces groupes expriment une nostalgie de la famille, ultime garantie contre la menace d’un univers chaotique où l’individu ne parvient pas à trouver sa place. Aspiration utopique, certes (et d’ailleurs inconsciente), comme l’est la quête du père, ou d’une image paternelle de remplacement, thème constant chez l’auteur du "Gaucher"». 

De film en film, Arthur Penn oppose l'ordre social à ses personnages, que ce soit l'individu anormal dans "Miracle en Alabama" (1962), les hors-la-loi dans "le Gaucher" et "Bonnie and Clyde" (1967), le marginal dans "Georgia" (fresque sur l'immigration yougoslave aux États-Unis tournée en 1981) et "la Poursuite impitoyable" (1965), l'Indien voué à l'extermination par les tuniques bleues dans "Little Big Man" (1970), etc. Tous se heurtent à une société qui ne peut résoudre ses problèmes que par la violence: la mort de Bonnie et de Clyde, le massacre des Indiens, etc. Coursodon et Tavernier écrivent: «Le héros de Penn est farouchement fermé à la connaissance de soi et du monde qui pourrait le sauver de son aliénation. Opaque à lui-même, il veut être “reconnu” avant de se connaître (…)».
(2)

Le critique Philippe Rouyer écrit, à propos d'Arthur Penn: «Ses liens étroits avec l’Actors Studio, dont il sera plus tard le directeur artistique, le prédisposaient à travailler avec Marlon Brando, Paul Newman, Robert Duvall, Anne Bancroft, Warren Beatty, Dustin Hoffman ou Gene Hackman. De la Méthode, il a gardé une attention aux gestes, aux corps et aux constantes hésitations afin d’exprimer ce que les mots ne sauraient dire chez des personnages pour qui le langage paraît impossible à maîtriser, quand ils n’en sont pas totalement privés.»
(3)

Philippe Rouyer raconte: «De son expérience théâtrale, Penn a aussi hérité le goût d’une part d’improvisation dans la caractérisation du personnage qui intervient au terme d’un long et patient travail sur le texte. Il n’écrit d’ailleurs jamais seul ses films et part volontiers d’un matériau préexistant : pièce, livre, voire scénario novateur comme dans le cas de "Bonnie and Clyde" qu’il accepte de tourner pour le plaisir de retrouver Warren Beatty qui lui garantit le final cut. En apparence, cette cavale sanglante du couple de bandits qui a défrayé la chronique dans l’Amérique des années 1930 s’inscrit dans la tradition du film criminel. Penn fait cependant subir au genre un traitement proche de celui qu’il avait réservé au western avec "le Gaucher" auquel "Bonnie and Clyde" semble répondre par bien des aspects. L’approche psychologique du couple et des relations qu’il forme avec sa bande démythifie l’aura légendaire des amants qui n’en sont pas vraiment: Clyde est impuissant et, malgré les efforts de Bonnie, le restera jusqu’à ce que, peu avant leur mort, le poème qu’elle a écrit sur leurs exploits le libère enfin. Cette attention portée par les gangsters à la manière dont leurs faits d’armes sont glorifiés rejoint celle de Billy le Kid dans "le Gaucher", intrigué par ses rencontres avec l’inquiétant auteur de fascicules grand public qui fait de lui un héros avant de le renier. Cette préoccupation se retrouve au cœur de "Little Big Man", où Jack Crabb (Dustin Hoffman), du haut de ses 121 ans, dernier survivant du massacre de Little Big Horn, raconte à un jeune intervieweur ses incroyables exploits de visage pâle élevé par les Cheyennes auprès desquels il a passé la majeure partie de son existence».


Et Philippe Rouyer de rappeler qu’Ingmar Bergman voyait en Penn «un des plus grands metteurs en scène au monde».
(3)

Jérôme Gac

photo: "Bonnie and Clyde"
 

(1) cinématheque.fr
(2) "50 ans de cinéma américain"
(Nathan, 1995)
(3) festival-larochelle.org


Du 21 au 29 février, à la Cinémathèque française
51, rue de Bercy, Paris. Tél. 01 71 19 33 33.


mardi 2 janvier 2024

Et la modernité fut


 

 

 

 

 

 

 

 

  

Une rétrospective retraçant la carrière de Roberto Rossellini, du néoréalisme italien jusqu'à ses réalisations pour la télévision, est à l'affiche de la Cinémathèque française.

Films pour le grand écran et la télévision et rencontres sont au programme de la rétrospective que consacre la Cinémathèque française à Roberto Rossellini, artisan du néoréalisme italien et inventeur de la modernité au cinéma. Rossellini se familiarise très tôt avec le cinéma, puisqu’il est le fils d’un homme d'affaires qui a fait construire le Corso, premier cinéma moderne de Rome. À la mort de son père, en 1932, il entre dans la vie active pour subvenir aux besoins de sa famille: bruiteur, puis scénariste, il est ensuite monteur, puis doubleur, avant de réaliser des courts métrages.

À Tarente pour réaliser un documentaire sur un navire de guerre, il y tourne en 1940 son premier long métrage, "Le Navire blanc", qui est récompensé de la Coupe du Parti fasciste à la biennale de Venise. Suivent "Un pilota ritorna" (1941) et "L'Uomo della croce" (1943) qui confirment son engagement aux côtés de la propagande fasciste. À la chute du régime mussolinien, il signe "Rome, ville ouverte" en 1945, avec des acteurs inconnus dans une Rome exsangue pour décor. Succès mondial, l’œuvre est primée au Festival de Cannes et devient l’emblème du courant néoréaliste italien.

Rossellini enchaîne avec "Païsa", film à sketches exhibant la tragédie traversée par l'Italie pendant la guerre. La force de l’œuvre tient dans son objectivité documentaire, sa description crue de la réalité, sans lyrisme ni pathos. Son film suivant, "Allemagne, année zéro", est une description acerbe de la décomposition de la société allemande après la chute du nazisme, à travers le suicide d'un enfant parricide. Puis, "L’Amore" réunit "la Voix humaine", adaptation de la pièce de Jean Cocteau interprétée par Anna Magnani, que l’on retrouve dans la deuxième partie, "le Miracle", dans la peau d’une paysanne croyant rencontrer Saint Joseph.

Au même moment, Ingrid Bergman le sollicite dans une lettre datée du 7 mai 1948 : «Cher Monsieur Rossellini, j'ai vu vos films "Rome ville ouverte" et "Païsa" et les ai beaucoup aimés. Si vous avez besoin d'une actrice suédoise qui parle très bien l'anglais, qui n'a pas oublié son allemand, qui n'est pas très compréhensible en français, et qui, en italien ne connaît que “ti amo”, je suis prête à venir faire un film avec vous». Rossellini rencontre alors la plus grande star hollywoodienne de l’époque sur le tournage londonien des "Amants du Capricorne", d'Alfred Hitchcock. L’actrice quitte aussitôt Hollywood pour le suivre, et l'Amérique est scandalisée par l’histoire de ces amants mariés chacun de leurs côtés.

Ils s’uniront officiellement en 1950, avant de se séparer en 1957, Rossellini étant d’une infidélité flagrante et n’hésitant pas à humilier régulièrement sa femme dans ses déclarations dans la presse. Auteur de "l’Année des volcans" (Flammarion), l'écrivain et critique de cinéma François-Guillaume Lorrain raconte: «Quand Rossellini reçut la lettre qu'elle lui avait écrite, il ne savait pas qui était Ingrid Bergman, il n’avait vu aucun de ses films ! Qu’ils travaillent ensemble avait tout d’impossible. Et c’est justement ça qui va intéresser Rossellini : parce que c’est impossible, il va faire "Stromboli"».(1)

François-Guillaume Lorrain poursuit: «On connaît les réactions du producteur Howard Hughes quand il a vu le film: il était scandalisé de voir Ingrid Bergman aussi moche ! Et c’est vrai qu’elle est mal habillée dans le film. Mais son personnage est moderne : elle joue une femme étrangère à tout. Etrangère à Stromboli, étrangère à son mari, étrangère à sa propre image et même étrangère au monde. Il faut qu’une porte s’ouvre pour la sauver, la réconcilier avec la vie. Ce personnage renvoie Ingrid Bergman à ce qu’elle vit, de manière transcendée. Rossellini a compris qu’elle est une prisonnière qui cherche la lumière. Et c’est le rôle qu’il lui fait jouer dans son film. Il s’inspire de sa réalité à elle. Quand, au cours du tournage, elle tombe enceinte de lui, il intègre cela à l’histoire. Il est au plus près de la vérité. Il filme Stromboli à la manière d’un documentariste et, en mettant en scène Ingrid Bergman, il réalise presque une sorte de documentaire sur elle, et sur l’amour qui naît entre eux. C’est très nouveau et ça va marquer le cinéma mondial».(1)

François-Guillaume Lorrain souligne: «Rossellini sent très vite qu’elle n’est pas la femme qu’il lui faut. Et elle, de son côté, comprend peu à peu qu’elle est entrée dans une nouvelle prison. Rossellini, tout en lui donnant la liberté qui va avec ses méthodes de travail, l’enferme dans sa logique. C’est un homme égoïste, qui vit à son propre rythme, avance sur son chemin sans en dévier. Mais les films qu’ils font ensemble sont des échecs publics. Ingrid Bergman s’enfonce dans un cinéma qui n’est plus vu, tout simplement»(1). De "Stromboli" (photo) à "Jeanne au bûcher", ils auront durant cette période tourné cinq films ensemble, souvent des œuvres intimistes et d’inspiration autobiographique, comme "Voyage en Italie" qui est une radiographie d’un couple en crise, ou "la Peur", d’après Stefan Zweig, qui préfigure leur séparation.

Historien du cinéma, Antoine de Baecque assure: «Le génie de Rossellini, c'est d'avoir inventé le cinéma moderne en filmant Ingrid Bergman toute simple: il a à sa disposition la plus grande star mondiale, en mains des contrats faramineux avec Hollywood, mais filme en Italie, sur les pentes du Stromboli, celles du Vésuve, dans un asile psychiatrique, en attendant qu'il ne se passe plus rien, plus rien d'autre que le monde se reflétant sur le visage ou dans le regard de sa femme-actrice. Plus d'intrigue compliquée, plus de maquillage, très peu de mots, juste une chasse au thon, des yeux de folles, des squelettes, la ville de Naples: les “Bergman-films” de Rossellini ("Stromboli", "Europe 51", "Voyage en Italie", "la Peur") réinventent le cinéma à partir du néant du monde».(2)

Rossellini part en Inde en 1958, où il tourne "India: Matri Bhumi", documentaire qui pose un regard poétique sur ce pays. Puis, il reçoit le Lion d'Or à la Mostra de Venise pour "le Général della Rovere", avec Vittorio De Sica, qui marque un retour au néoréalisme. Rossellini signe dans la foulée "Vanina Vanini", d’après Stendhal, une chronique historique qui décrit la Rome pontificale, mais ses films sont désormais délaissés par le public et oubliés par la critique.

Après l'échec de "Anima nera", en 1962, il se tourne vers la télévision où il traite avec pédagogie de sujets historiques ("La Prise du pouvoir par Louis XIV", 1967 ; "Socrate", 1970 ; "Blaise Pascal", 1972 ; "René Descartes", 1974), et s'intéresse à la condition humaine à travers les thèmes de la folie, la sagesse, le courage et la peur. Il livre en 1976 un ultime long métrage pour le grand écran, "Le Messie", évocation de la figure du Christ.

Jérôme Gac


(1) telerama.fr
(30/06/2014)
(2) Libération (25/01/2006)


Du 3 janvier au 7 février, à la Cinémathèque française
, 51, rue de Bercy, Paris. Tél. 01 71 19 33 33.

 

vendredi 20 octobre 2023

La vie quotidienne des Japonais













Une rétrospective dédiée à Yasujiro Ozu réunit à la Cinémathèque de Toulouse une vingtaine de films du cinéaste japonais.

Auteur de 54 films – dont 34 muets – tournés entre 1927 et 1962, Yasujiro Ozu est l’un des cinéastes majeurs du XXe siècle. La Cinémathèque de Toulouse présente cet automne une rétrospective regroupant vingt-et-un films du cinéaste japonais, dont plusieurs ont fait l’objet d’une nouvelle restauration. Découverte à partir de la fin des années soixante-dix en Europe, sa filmographie est dédiée aux drames et tracas du quotidien japonais révélant de magnifiques paraboles universelles.

Jacques Mandelbaum assure dans le quotidien Le Monde: «Ozu est un génie qui dépasse les frontières de l'espace et du temps, un monument d'émotion dans la retenue, un géant dans l'art de la tenue et de la justesse. Les 36 longs métrages préservés qui nous restent de lui en témoignent. La marque du temps qui passe, l'ambivalence des liens familiaux, le sacrifice de soi, la transmission des sentiments et des valeurs, tels sont quelques grands motifs du cinéma d'Ozu, qui va les décliner jusqu'aux chefs-d'œuvre des années 1950 avec une simplicité aussi cruelle que bouleversante, un humanisme d'autant plus éblouissant qu'il est averti du néant de la condition humaine.»(1)   

Né en 1903, à Tokyo, Ozu passe la majeure partie de son enfance et adolescence à Matsusaka, près de Nagoya. Attiré par le cinéma hollywoodien, il se rend régulièrement à Nagoya pour voir les films de Charlie Chaplin, Friedrich Wilhelm Murnau ou Ernst Lubitsch – qu’il considère très tôt comme son réalisateur préféré. En 1923, il se fait engager comme assistant opérateur à la Shōchiku Kinema. Il devient assistant réalisateur, puis travaille à l’écriture de son premier film, "le Sabre la Pénitence", avec le scénariste Kôgo Noda. Cette rencontre marque le début d’une longue et fructueuse collaboration entre les deux artistes. Lorsque la guerre civile éclate, Ozu est incorporé dans l’armée japonaise et ne pourra pas terminer son premier opus. 

De retour de la guerre en 1928, il se lance pleinement dans la réalisation, travaillant souvent avec la même équipe technique et les mêmes acteurs. Influencé par le modèle américain et le cinéma européen, il débute sa carrière par des comédies, genre dans lequel il excelle. Peu à peu, son style devient de plus en plus personnel, même si les influences américaines sont toujours fortement présentes. De manière subtile, Ozu parvient à diffuser un message contestataire à travers ses comédies sociales, comme dans "Chœur de Tokyo" (1931), portrait d’un fonctionnaire qui sombre dans la misère. 

Charles Tesson écrit: «Ozu, comme beaucoup de cinéastes de son époque, a été influencé au départ par le cinéma américain. En particulier par "l'Opinion publique" de Charlie Chaplin, et plus encore par "The Marriage Circle" de Lubitsch, dont il conservera le goût de l'échange verbal: à chaque prise de parole, son plan et son visage. Ses premiers films mêlent influences burlesques (Ozu a été formé à l'école du “nonsense mono”) au cœur d'histoires graves, sur fond de cruauté et d'humiliations, qu'Ozu a su si bien filmer: le père faisant des courbettes devant son patron, l'ancien employé au chômage devenu homme-sandwich. En témoigne la scène de "Chœur de Tokyo", drôle en apparence, où l'employé, venu se plaindre du renvoi d'un collègue, se querelle avec son patron à coups d'éventail, avant d'être à son tour licencié, le ton léger et badin utilisé pour filmer la séquence ne laissant rien présager de ses conséquences dramatiques.»(2) 

Après l’apparition du cinéma parlant au Japon, Ozu tourne encore des films muets, et fait du rapport entre les parents et les enfants son thème de prédilection. Au fil des années, il se libère de ses maîtres occidentaux: son style de mise en scène s’affine et tend vers davantage de sobriété. Avare de mouvements d’appareil et d’effets de montage, son cinéma est essentiellement construit de plans fixes et de plans-séquences filmés à hauteur de personnages, comme dans "Gosses de Tokyo" (1932). Auteur de quelques œuvres sonorisées mais sans paroles, il tourne en 1936 son premier film parlant, "le Fils unique". Mobilisé par l’armée durant plusieurs mois en Chine, il réalise ensuite "les Frères et sœur Toda" (1941), qui rencontre un grand succès auprès du public, puis "Il était un père" (1942).

Le critique Jacques Mandelbaum souligne que «le cinéaste invente, avec ces deux films, la forme qui caractérisera les chefs-d'œuvre de sa dernière période, lesquels n'ont précisément de cesse de désigner la famille comme le lieu par excellence de la perte et du renoncement»(3). Prisonnier à Singapour, il rentre au Japon en 1946, avant de revenir sur le devant de la scène, avec notamment "Récits d’un propriétaire" (1948). Suit "Printemps tardif" (1949), film épuré, saisissant avec justesse les détails de la vie quotidienne, qui marque une véritable «renaissance» du cinéaste. Artiste dont le style dépouillé est le terreau favorable à l'émergence des sentiments et de l'émotion, Ozu s'attache à travers les œuvres de sa dernière période à montrer la désintégration du système familial japonais face à l'évolution des mœurs de son temps.

Teintées de mélancolie et de pessimisme, ces derniers films contribueront à son succès international. Dans "Début d'été" (1951), il dresse alors le portrait d'une famille par petites touches anecdotiques, puis "Voyage à Tokyo" – l’un de ses chefs-d’œuvre – suit, en 1953, la visite d'un couple chez leurs enfants. En 1958, il réalise son premier film en couleurs, "Fleurs d'équinoxe", qui confronte le poids des traditions familiales aux mœurs de la modernité. Après "Bonjour" qui est le remake en couleurs de "Gosses de Tokyo", puis "Herbes flottantes" et "Fin d'automne" qui reprend le thème de "Printemps tardif", il signe "Dernier caprice" et "le Goût du saké", avant de mourir en 1963. Mais malgré les apparences, l’esthétique de ses films se détache de la cinématographie nippone de son époque. 

Auteur du "Silence dans le cinéma d'Ozu" (L'Harmattan), le réalisateur Basile Doganis constate: «Sous la maîtrise technique et artistique indéniable de son cinéma, couvent des forces anarchiques, un chaos grouillant de possibles et même une forme d'ivresse. (…) Ce qui frappe c’est, dans sa vie comme dans son œuvre, sa radicale liberté. Ozu ne s'enferme dans aucun préjugé, ni dans les valeurs dominantes, ni dans leur contestation univoque ; et, lorsqu'il s'approprie ou rejette une position, c'est toujours avec une légèreté ironique, fluide. Ce qui, chez lui, paraît stable et régulier, cache une grande effervescence, une grande tension qu'il s'efforcera de reproduire par la densité et la sophistication de ses cadrages radicaux, de sa direction d'acteurs, de ses raccords dissonants. Ce faisant, il parviendra à conférer à ses personnages une même liberté radicale, affranchie des exigences du mélodrame, ou des péripéties du film d'action. Des personnages insaisissables, peu “réalistes” parfois, mais infiniment vivants et présents, jusqu'à en devenir obsédants.»(4)

Jérôme Gac
"Le Goût du saké" © Shochiku Co., Ltd.


(1) Le Monde (14/02/2007)
(2) cinematheque.fr (2014)

(3) Le Monde (29/06/2005)
(4) Libération (16/02/2007)



Rétrospective, du 24 octobre au 16 décembre ;
Rencontre avec Pascal-Alex Vincent, vendredi 8 décembre, 19h00 (entrée libre).

À la Cinémathèque de Toulouse, 69, rue du Taur, Toulouse. Tél. 05 62 30 30 10.

mardi 17 octobre 2023

Histoires de méthode


Metteuse en scène et comédienne, formée au Stella Adler Studio à New York, Céline Nogueira relate les origines du «système» Stanislavski et explique les enseignements de la «Méthode», à l’occasion d’un cycle dédié à l’Actors Studio regroupant à la Cinémathèque de Toulouse dix-sept films de fiction et un documentaire.

Qu’est-ce que le réalisme en matière de technique de jeu d’acteur ?

Céline Nogueira: «Le réalisme est né à la fin du XIXe siècle du désir et du besoin d’un théâtre social et politique et d’un jeu qui rompt avec le romantisme. On ne déclame plus, on cherche l’intériorisation pour accéder à la véracité du sentiment et de l’expérience. Le personnage est en proie à des conflits humains intérieurs et extérieurs dans des contextes de changement social. On parle de jeu réaliste, parce que les personnages sont écrits par des auteurs dits réalistes, post-naturalistes ou modernes. Anton Tchekhov en Russie, Henrik Ibsen en Norvège, August Strindberg en Suède, Tennessee Williams et Henry Miller aux États-Unis questionnent les valeurs morales de leur temps et leurs personnages sont confrontés à un choix de vie. La technique utilisée est le “système” Stanislavski. Mais il a pu le développer grâce à Tchekhov, "la Mouette" notamment, qui révèle le drame non plus par les mots mais par ce qui n’est pas dit. La préoccupation du réalisme se concentre sur les conditions de travail, les relations conjugales, l’homosexualité, la solitude, la frustration… Il y a de la réminiscence dans le jeu réaliste qui flirte avec la mystique. Une mélancolie d’un passé heureux qui a du mal à perdurer dans le changement. Tennessee Williams décrit des épaves, des errances à fleur de peau, un immigré polonais, une femme chassée qui refuse de vieillir et d’admettre son penchant pour les jeunes hommes. Le réalisme montre la cruauté d’une société moralisatrice qui fait des monstres parce qu’ils n’y trouvent pas leur place. Dans "Un Tramway nommé Désir", par exemple, Brando fait de Stanley Kowalski un demi-dieu de beauté, et quand les acteurs veulent s’y frotter, ils veulent jouer “beau”. Mais si Brando fait de Stanley un demi-dieu de beauté, ce n'est pas parce que Stanley est beau, ou parce qu'il joue à être beau. Stanley est plutôt une brute de macho. C’est parce que Brando a cueilli toute la sueur de l’immigration au travail, la moiteur du sud des États-Unis, la promiscuité des corps et la frustration dévorante d’un homme en proie au dilemme moral, que Stanley devient sexy: il est humain. Mais on ne peut accéder à Stanley par l’extériorisation de l’ego, il faut d’abord se frotter au prix qu’il paye. Le jeu réaliste s’emploie à montrer comment la société exerce une pression sur les idées, les désirs, le but, les actions des hommes. Dès lors, l’acteur réaliste de fin de siècle se préoccupe de physiologie, de mouvement, de comportement. L’enjeu pour l’acteur réaliste est de donner à voir le comportement humain – les gestes, les regards, les actions de celui qu’il joue – de façon à ce que le public le reconnaisse, consciemment ou inconsciemment, immédiatement. Le jeu réaliste implique que l’acteur fasse un travail de recherche sans fin sur les circonstances passées et présentes de son personnage et sur ses relations avec les autres et qu’il en fasse l’expérience. D’où la “Méthode”.»

Le «Method acting» ?

C.N. : «Oui. À l’origine, le terme Method est le nom que le Group Theatre des années 1930 à New York utilisait pour évoquer leur interprétation du système Stanislavski. Fondé par Lee Strasberg, Stella Adler et Harold Clurman, le Group a reçu l'enseignement des Russes Richard Boleslawski et Maria Ouspenskaya. On y trouve Sanford Meisner et Clifford Odets aussi. C’est la toute première troupe américaine à utiliser le “système”. Ces acteurs sont marqués par l’apport “engagé” de Jacques Copeau qui est venu faire un travail de propagande à New York. Ils voient dans le système de Stanislavski LA méthode capable d’accéder à cet enjeu de révélation sociale du personnage. Et puis, le Theatre Group a éclaté. Stella Adler est partie à Paris travailler avec Constantin Stanislavski. Elle en est revenue avec des outils: l’action et l’imagination. Kazan et Clurman ont fondé l’Actors Studio, et quelques années plus tard Strasberg en a pris la direction. Selon la personnalité de ces figures, la méthode a pris des directions différentes: Adler développe l’imaginaire et les actions, Lee Strasberg utilise la mémoire émotionnelle et le psychologique, Meisner favorise l’écoute et la relation au partenaire. Mais toutes ces approches du “method acting” œuvrent dans un seul but: s’approprier le personnage à jouer, donner à voir ce que le personnage ne dit pas. Révéler le désir caché. Ce qui implique pour l’acteur une discipline quotidienne d’observation, sans jugement, de son propre comportement et celui des autres. Savoir reconnaître des “actions”, lire les corps, lire les esprits en quelque sorte pour en repérer les manifestations et les jouer ensuite. L’action du “method acting” ou du “système” va au-delà du texte écrit et de l’activité. La Méthode consiste à révéler l’intention, la relation ou l’objectif du personnage vis-à-vis des autres, via l’accessoire. Si quand il boit un verre, fume sa cigarette ou mange sa pomme, l’acte ne nous révèle rien de l’intention du personnage, il est inutile. Utiliser l’environnement, c’est très Adler. Un acteur Strasberg aura tendance à intérioriser, entrer en lui-même. Parfois, il s’y noie ou se perd dans un jeu égocentré – c’est la tendance de James Dean par exemple.»

Pourriez-vous citer d’autres exemples d’acteurs à l’écran ?

C.N. : «L’un des acteurs emblématique de l’Actors Studio, c’est Al Pacino. S’il intériorise parfois à outrance, il est subtil dans "Serpico". Son intériorisation, je la dis “jocondesque”. Lui, il scrute, pénètre tout ce qu’il regarde. Il hypnotise tout : le sol, l’étagère, le partenaire, tout. Il est en processus d’intériorisation en permanence et c’est ce qui lui donne la droiture, l’étoffe morale de son Serpico. Sa construction à lui se fait par le poil… De Niro, qui est à la fois Actors Studio et Adler, montre dans "Raging Bull" le prix – physique, émotionnel et psychologique - que son personnage Jake LaMotta paye dans son choix de vie. Le jeu réaliste nous invite dans la vulnérabilité de l’homme. Scorsese et De Niro font de LaMotta un être humain qui traverse l’épreuve et sort grandi. L’acteur réaliste ne peut pas se contenter de dire son texte parce que son rôle est de révéler l’enjeu social et psychologique via un comportement précis fait des “actions psychophysiques” qui nous donnent accès à tout ce que le personnage pense alors qu’il ne le dit pas. Tout cela donne au cerveau de celui ou celle qui le regarde des informations qui lui permettent de comprendre le drame intérieur du personnage et donc, le drame général.»

Propos recueillis par Jérôme Gac
"Sur les quais" © collections La Cinémathèque de Toulouse


Cycle «Actors Studio», du 17 octobre au 16 décembre ;
Rencontre avec Céline Nogueira et Jacques Demange (historien), mardi 5 décembre, 19h00 (entrée libre).

À la Cinémathèque de Toulouse, 69, rue du Taur, Toulouse. Tél. 05 62 30 30 10.

 

mercredi 13 septembre 2023

Rome, 1960


 

À la Cinémathèque de Toulouse, le cycle de rentrée «Les films qu’il faut avoir vus» met cette année à l’affiche "La dolce vita", de Fellini.

En 1960, à la suite de sa présentation au Festival de Cannes où il décrocha la Palme d’or, "La dolce vita" triomphait en France alors que le film fut interdit de projection à Rome, où il choqua le maire autant que le Pape. Fellini amorçait avec ce septième long métrage la mutation de son cinéma, jusqu'alors ancré dans le néoréalisme. Comme l’écrit l’historien du cinéma Jean A. Gili, «avant la révolution de "La dolce vita" et de "Huit et demi", Fellini est déjà un point de référence du cinéma italien, il a pleinement assimilé les leçons du néoréalisme et les a nourries du pouvoir visionnaire de son imagination: avec lui s’accomplit la transformation entre une réalité saisie dans ses composantes authentiques et une réalité recréée par la fantaisie et le rêve.»

Si "La dolce vita" s'attache en effet à décrire les nuits romaines décadentes à travers le regard d'un journaliste interprété par Marcello Mastroianni, le récit est ici construit sous la forme de séquences autonomes. Dans cette succession chaotique de tableaux, le cinéaste exhibe un réel fantasmé qui transforme Rome en scène de spectacle, où le profane côtoie le sacré, sur la musique de Nino Rota. Reconstituée en studio à Cinecittà, la Via Veneto est ainsi le théâtre d’une agitation constante, où paparazzi et chroniqueurs mondains courent après le moindre scoop. Entre oisiveté et frivolité, errance et voyeurisme, Fellini renvoie une image peu flatteuse à ses contemporains et invente la plus célèbre image du cinéma italien: la baignade d’Anita Ekberg dans la fontaine de Trevi.

Lors de sa sortie en Italie, trois mois avant la projection cannoise, on lisait dans Le Monde, sous la plume de Jean d’Hospital, une description des «audaces crues» exhibées par le film scandaleux: «Cela sent la pourriture – souvent parfumée – d'une société cosmopolite. Laquelle ? Celle que Fellini connaît, celle du cinéma avec ses vedettes désaxées, ses starlettes éperdues, les mâles qui rôdent (c'est une façon de parler) autour d'elles, et celle d'hommes et de femmes appartenant par le nom ou par la bourse à des cercles qui cherchent dans la débauche un refuge contre l'ennui, fréquentant toujours les mêmes cafés, les mêmes boîtes, et ne trouvant d'évasion que dans l'orgie.»(1)

En 1971, l’écrivain Jean-Marie Gustave Le Clézio écrivait à propos de "La dolce vita", dans la revue L’Arc: «Fellini nous aventure au milieu de sociétés qui n’ont rien à nous apprendre de définitif sur elles-mêmes, des sociétés de doute, des sociétés non pas de pierre mais de sable et d’alluvions. La société selon Fellini est une société incertaine. D’abord parce que cette société est une société en train de s’écrouler. Corrompue, débauchée, ivre, grimaçante, la société que nous fait voir Fellini est en complète décadence. Mais elle ne l’est pas inconsciemment : il s’agit d’un monde en train de s’interroger, de se tâter, qui hésite avant de mourir. Fellini […] est le plus impitoyable témoin du pourrissement du monde occidental. Le paysage humain qu’il nous montre en mouvement, est à la fois la plus terrible et la plus grotesque caricature de la société des hommes. Bestiaire plutôt qu’étude humaine, elle nous montre tous les types de groins et de mufles dans toutes les situations: prostituées, déesses, androgynes, succubes, ecclésiastiques hideux, militaires abominables, parasites, artistes, faux poètes, faux prophètes, hypocrites, assassins, menteurs, jouisseurs, tous réels et tous méconnaissables, enfermés dans leur propre enfer, et perpétrant leurs crimes mécaniques sans espoir d’être libres, sans espoir de survie. En deçà de la parole, en deçà de l’amour et de la conscience, ils semblent les derniers survivants d’une catastrophe incompréhensible, prisonniers de leur zoo sans spectateurs. Cette société maudite est la nôtre, nous n’en doutons pas.»(2)

"La dolce vita" est projeté à la Cinémathèque de Toulouse, au cœur du traditionnel cycle de rentrée, «Les films qu’il faut avoir vus».

Jérôme Gac

 
(1) 20 février 1960
(2) L’Arc n°45, 1971
 

«Les films qu’il faut avoir vus», du 14 septembre au 4 octobre ;
"La dolce vita", samedi 23 septembre à 21h00 et dimanche 1er octobre à 16h00. 

La Cinémathèque de Toulouse, 69, rue du Taur, Toulouse. Tél. 05 62 30 30 10.